vendredi 21 avril 2017

Austérité : l'hôpital au bord du burn-out

20 000 postes ont été supprimés dans les hôpitaux français en quinze ans. Sur le terrain, le travail s’intensifie, les soignants ne cessent de courir après des objectifs intenables, et finissent souvent par s’effondrer. Ils ont l’impression de négliger les patients, et perdent le sens de leur travail. Ils craignent de commettre des erreurs et tirent la sonnette d’alarme : la qualité des soins diminue dangereusement et la mortalité des patients s’accroît. Mais cette sévère cure d’austérité devrait se poursuivre : le dernier plan de financement des hôpitaux présenté par l’actuel gouvernement promet 20 000 suppressions supplémentaires. L’avenir de l’hôpital se jouera aussi lors de ces élections présidentielles. Un article du journal en ligne Basta!

manifestation infirmière
Austérité : les agents ne peuvent plus adapter leur pratiques pour
que les patients ne souffrent pas des conséquences de la pénurie ambiante...

6h50 du matin dans un hôpital en Bretagne. Anne, aide-soignante en gériatrie, commence sa journée. C’est le moment des transmissions : l’équipe de nuit informe celle du matin de l’état des quarante patients du service. On fait ça au pas de course, explique Anne. En un quart d’heure-vingt minutes maximum. Sinon, on prend du retard pour tout le reste. Quand il n’y a pas d’absente, nous ne sommes que sept. Toilettes, distribution des petits-déjeuners, aide au repas, ménage, vaisselle, changements de lits… les aide-soignantes se hâtent à longueur de journées, interrompant souvent ce qu’elles sont en train de faire pour répondre aux appels des patients, dont beaucoup sont en situation de grande dépendance. On court tout le temps, poursuit Julie, infirmière en chirurgie dans un centre hospitalier universitaire (CHU). Hier, je suis arrivée à 13h50, je suis repartie à 22h. Je n’ai pas eu le temps de faire pipi, ni de manger.
Les soignants passent plus de temps à prouver ce qu’ils font qu’à faire ce qu’ils ont à faire

Intensification incessante du travail

Selon nombre de soignants, ce travail à flux tendu dure depuis une quinzaine d’années, suite au passage aux 35 heures, mais sans les embauches correspondantes, et suite à l’instauration de la tarification à l’activité, plus couramment appelée « T2A ». Chaque établissement est désormais financé en fonction de sa production d’actes de soins et de sa rentabilité, détaille la CGT. Il faut produire un nombre d’actes de soins suffisant, et diminuer les coûts. Donc faire plus avec moins1. Le personnel, c’est 72% de la masse budgétaire. C’est la première variable d’ajustement, précise Thierry Amouroux, secrétaire général du syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). Les politiques ne peuvent pas annoncer la fermeture d’un hôpital, ajoute Hélène Derrien, présidente de la coordination nationale de défense des hôpitaux et maternités de proximité. Ils risquent de se retrouver avec des milliers de personnes dans la rue. Donc, ils font ça petit à petit. Ils ferment des lits par ci, des services par là. À la fin, le résultat est catastrophique. Le nombre de maternités a été divisé par trois ces quinze dernières années, et 20 000 postes ont été supprimés.
Tout cela se fait dans un contexte global de dénigrement des dépenses publiques, éclaire Philippe Batifoulier, professeur d’économie à l’université Paris 13 et membre du collectif des économistes atterrés. Les soignants ont très fortement ressenti les effets de l’austérité à partir des années 2000 mais tout cela a été doucement mis en place à partir du début des années 1980. Avant la T2A, le « budget global » avait déjà imposé aux hôpitaux une enveloppe budgétaire fixée à l’avance. L’idée de la T2A, c’est de "normer" les coûts et de standardiser les soins. On déclare par exemple qu’une toilette dure sept minutes, en ignorant le malade et la réalité. Il est en effet impossible de faire une toilette en sept minutes. Anne, aide-soignante, aurait besoin de trois quarts d’heure avec les anciens dont elle a la charge pour faire son travail correctement, en prenant soin de ne pas les brusquer, et en prenant le temps de les écouter. La T2A a fait entrer le capitalisme à l’hôpital, poursuit Philippe Batifoulier. On valorise les actes techniques et on supprime le reste. Tout ce qui est inestimable économiquement n’a plus de valeur. 2. 3
Si l’AP-HP payait tout ce qu’elle doit aux infirmières, elle devrait débourser 75 millions d’euros

C’est impossible de faire ce qu’on nous demande

Pour tracer les actes, tout a été informatisé. Plutôt contents de voir arriver un outil qui devait leur permettre de gagner du temps, les soignants se désolent aujourd’hui de la bureaucratisation grandissante de leurs activités. Chez nous, le logiciel est vraiment très mal fait, rapporte une infirmière de CHU. Il faut cliquer quinze fois pour avoir une vue d’ensemble du dossier des malades. On perd des infos. Et quand arrive 20 heures, ça rame. C’est une horreur. Certains médecins ne le maîtrisent pas du tout, ils font des erreurs de prescriptions que nous sommes obligées de rattraper derrière. Et ne parlons pas des intérimaires qui sont là pour une journée et qui ne comprennent évidemment rien du tout. Ce temps administratif rogne encore un peu plus sur celui passé auprès des patients. "Tu es toujours sur ta télé", me disent les anciens dont je m’occupe, rapporte Anne. Et c’est vrai, on y passe un temps fou. Les soignants passent plus de temps à prouver ce qu’ils font qu’à faire ce qu’ils ont à faire, résume Olivier Mans, de la fédération nationale Sud santé sociaux.
Face à ces nouvelles injonctions, chacun essaie de s’organiser comme il peut, et tout le monde – ou presque – navigue à vue. Ils nous disent sans cesse qu’il faut mieux nous organiser, pour pouvoir remplir nos objectifs. Mais personne ne nous dit comment, proteste un infirmier. Et pour cause : en réalité, c’est impossible de faire ce qu’on nous demande. Les directions parient sur la pression des objectifs et sur la conscience professionnelle des agents, très élevée dans le domaine du soin, notamment parmi les infirmières, rapporte un expert en santé au travail. Le problème, c’est qu’avec le durcissement des conditions de travail et l’épuisement chronique des équipes, l’absentéisme augmente, reprend Jean Vignes, secrétaire général de la fédération Sud santé sociaux. Le recours à l’auto-remplacement est très élevé.
Notre seule satisfaction, ce sont les compliments que nous adressent les patients

Des millions d’heures travaillées gratuitement

C’est ainsi que des agents travaillant de 6h45 à 14h00 peuvent finalement rester jusqu’à 19h00, et revenir le lendemain à 6h45 ! D’autres sont rappelés pendant leurs jours de repos et pendant leurs vacances. C’est compliqué de dire non. On sait bien que les collègues vont galérer si on n’est pas là, soupire Anne, aide-soignante. C’est infernal pour la vie privée et pour la vie de famille, avertit Olivier Mans. Les agents accumulent les jours de récup’, sans jamais pouvoir les prendre !, complète Yves Morice, représentant Sud santé sociaux au CHU de Rennes. On a ainsi une masse de jours qui se reportent d’une année à l’autre, et qui ne cesse de grossir. C’est une vraie bombe à retardement.
Fin 2012, les 40 hôpitaux de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP) et 240 établissements de Province cumulaient trois millions de jours à récupérer pour leurs agents4. Si l’AP-HP payait tout ce qu’elle doit aux infirmières, elle devrait débourser 75 millions d’euros, compte Olivier Mans. Il faudrait qu’elle ferme l’hôpital de la Salpêtrière pendant un an. Nous estimons par ailleurs qu’à partir du moment où tout le monde peut être rappelé à n’importe quel moment, c’est une astreinte permanente non reconnue. En cinq ans, cela fait une dette cumulée de 7 milliards d’euros !

Article intégral en ligne sur le site Infirmiers.com, 19/04/2017 : https://www.infirmiers.com

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