mardi 27 janvier 2015

Quand la Grèce acceptait d'effacer la dette allemande

Un accord signé en 1953 avait permis à la RFA d'annuler plus de 60% de sa dette contractée avant et après-guerre. La Grèce était alors un des 21 créanciers de la RFA.

 

L'élection du nouveau premier ministre en Grèce, Alexis Tsipras, fait grincer des dents en Allemagne. Angela Merkel insiste en effet sur le «respect des engagements de la Grèce» alors que le nouvel homme fort d'Athènes souhaite, lui, renégocier la dette de son pays. Alexis Tsipras pourrait rappeler à la chancelière qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale, les créanciers de l'Allemagne - dont la Grèce faisait partie - avaient accepté d'effacer plus de la moitié de sa dette.
De fait, l'accord de Londres signé le 27 février 1953 a permis à la République fédérale d'effacer plus de la moitié de sa dette d'avant et d'après guerre. Ce jour-là, 21 créanciers de la RFA - dont la Grèce, la France, la plupart des pays européens, la Suisse, les États-Unis, le Canada, l'Iran, l'Afrique du Sud ou la Yougoslavie - décident d'aider l'Allemagne de l'Ouest, alors en situation de défaut de paiement. Les emprunts renégociés concernaient à la fois des obligations issues du traité de Versailles de la première guerre mondiale jamais honorées, des emprunts souscrits par la République de Weimar dont le paiement des intérêts avait été suspendu au début des années 1930 et des emprunts contractés après-guerre auprès des Alliés.
L'accord de Londres permet à la République fédérale de réduire le montant initial de ses créances d'avant et d'après guerre de près de 38 milliards de Deutsche marks - avec les intérêts - à environ 14 milliards, soit une annulation de 62% de sa dette. Un moratoire de 5 ans sur les paiements et un délai de 30 ans pour les rembourser sont également accordés ainsi qu'une réduction des taux d'intérêt. Enfin, la relation entre service de la dette et revenus d'exportations ne doit pas dépasser 5%. En d'autres termes, la RFA ne doit pas consacrer plus d'un vingtième de ses revenus d'exportation au paiement de sa dette. Ainsi, les créanciers autorisent la suspension des paiements en cas de mauvaise conjoncture.
Plusieurs arguments ont plaidé en faveur de ces conditions de remboursement d'une ampleur rare en Europe. Premièrement, l'accord portait sur des dettes contractées avant guerre et donc avant la partition de l'Allemagne en deux. La question de savoir si la seule RFA devait prendre en charge la totalité des dettes allemandes se posa. Le chancelier Konrad Adenauer a accepté cette option dans le but de restaurer la souveraineté de la RFA et de rétablir sa crédibilité auprès des investisseurs internationaux. Le spectre des lourdes indemnités de réparation imposées par le traité de Versailles de 1919 et la montée du Nazisme planaient en outre sur les négociations. Les États-Unis souhaitaient par ailleurs que la RFA puisse être un rempart contre le bloc communiste.
Le jeune chancelier a également expliqué que des conditions de remboursement trop contraignantes pourraient mettre en péril le «miracle économique» de la jeune République. Un argument qui a convaincu les Alliés qui voulaient pourvoir compter sur un partenaire économique et un client solide.

Une dette de 80 milliards d'euros de l'Allemagne à la Grèce?

 

Les experts reconnaissent que ces conditions de remboursement exceptionnelles ont favorisé le redressement économique rapide de l'Allemagne. Certains, dont la coalition de la gauche radicale grecque (Syriza) désormais au pouvoir, estiment ainsi que cette remise de dette pourrait servir de modèle à la renégociation de la dette grecque.
Par ailleurs, face à l'insistance de l'Allemagne pour que la Grèce rembourse sa dette, les Grecs ont réveillé un autre souvenir de guerre. En 1941, un montant de 476 millions de reichsmarks - la monnaie allemande de l'époque - avait notamment été directement extorqué à la Grèce par l'Allemagne nazie. En 1946, l'Allemagne avait ainsi été condamnée à payer 7 milliards de dollars à la Grèce à titre de réparation pour l'occupation. Cette dette n'était pas couverte par l'accord de Londres de 1953. Ainsi, en 2012, le député européen Daniel Cohn-Bendit avait estimé que cette créance vaudrait aujourd'hui l'équivalent de 80 milliards d'euros. Jean-Luc Mélenchon, fondateur du Parti de gauche, estime lui que «les Allemands doivent 168 milliards d'euros, à la valeur actuelle, à la Grèce. Pourquoi? Parce que les Allemands ont occupé la Grèce et lui ont fait payer les frais d'occupation».
Mais l'Allemagne rétorque qu'en acceptant le Traité de Moscou qui entérine la réunification des deux Allemagne, la Grèce a également accepté de tirer un trait sur cette dette. L'accord de Londres de 1953 repoussait en effet le règlement des réparations de guerre à la signature d'un accord de paix. Ce dernier ne fut finalement signé qu'en 1990 après la réunification, et il exonéra l'Allemagne de certaines réparations, notamment celles qu'elle aurait dû payer à la Grèce. La gauche radicale grecque, arrivée au pouvoir dimanche, souhaite désormais inciter l'Allemagne à se montrer plus clémente face à son ancien créancier. 

Mathilde Golla, Le Figaro.fr, 27/01/2015.

Les questions que vous vous posez après la victoire de Syriza en Grèce

C'est une nouvelle ère politique qui s'ouvre en Grèce, et peut-être en Europe, avec la victoire du parti de gauche radicale Syriza. C'est la première fois qu'une formation qui s'oppose aux politiques d'austérité menée par Bruxelles dirige un pays. Après un certain vent d'espoir, salué par de nombreuses formations politiques, se posent les questions concrètes.


La victoire du parti de gauche radicale est historique parce qu'elle se conjugue avec le recul des grands partis traditionnels, les conservateurs de Nouvelle Démocratie – qui obtiennent 76 sièges – et les socialistes du Pasok, qui n'obtient que 4,88 % des voix et 13 sièges, mettant fin à quarante ans de bipartisme dans le pays.

La répartition du nombre de sièges en fonction des résultats, encore non définitifs lundi matin, des élections législatives grecques.
La répartition du nombre de sièges en fonction des résultats,
encore non définitifs lundi matin, des élections législatives grecques. | Le Monde.fr

Syriza n'ayant pas obtenu la majorité absolue au Parlement – 149 sièges au lieu des 151 requis –, elle doit mettre en place des alliances ou une coalition, qui ne se négocieront pas avec les grands partis traditionnels, mais avec une ou plusieurs des autres formations qui ont dépassé le seuil des 3 % des voix nécessaires pour avoir des élus.
C'est avec le parti de droite souverainiste Grecs indépendants AN.EL qu'un accord de gouvernement se dessinait lundi matin. « Nous allons donner un vote de confiance au nouveau premier ministre, Alexis Tsipras », a affirmé Panos Kammenos, président de cette petite formation. M. Tsipras est devenu le premier ministre le plus jeune du pays en plus d'un siècle lors d'une cérémonie lundi après-midi.
Une consultation avec les centristes de To Potami est également envisagée, représentant une option d'alliance plus modérée vis-à-vis de l'Union européenne (UE). Aucun rendez-vous n'a cependant été fixé avec eux, pas plus qu'avec les communistes du KKE, avec lesquels M. Tsipras souhaite discuter, bien qu'ils aient régulièrement exclu toute alliance.

Même si Alexis Tsipras a promis de maintenir son pays dans la zone euro, évitant ainsi la « Grexit », et s'il a modéré son discours ces dernières semaines, sa nomination comme premier ministre constitue la remise en question la plus marquée de la méthode de gestion de crise adoptée par l'UE depuis plusieurs années.
Le plus gros dossier qui sera au menu des pourparlers avec la « troïka » de créanciers est le remboursement de la dette publique grecque, qui atteint 321,7 milliards d'euros (175 % du PIB), et sur les conditions du versement de plus de 7 milliards d'euros d'aides financières dont la Grèce a besoin au cours des mois à venir car elle est encore incapable de lever des capitaux seule sur les marchés. (...)

Le Monde.fr, 26/01/2015.

Lire la suite de l'article : http://abonnes.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/01/26/les-questions-que-vous-vous-posez-apres-la-victoire-de-syriza-en-grece_4563436_4355770.html

dimanche 18 janvier 2015

Le facteur postmoderne Pour pallier la baisse du courrier, La Poste propose de veiller sur les aînés isolés

DE longues minutes après le coup de sonnette, le voilage en dentelle se soulève, puis la fenêtre du petit pavillon s'entrouvre. Et Marie-Louise d'apparaître, courte chevelure grise, air éberlué. "  C'est la factrice  !  ", claironne Julie Frassin. "  Oh, ça m'était parti  ! J'avais oublié  !  Après un lent ballet de cannes anglaises sur dalles carrelées, la vieille dame enveloppée de laine regagne un fauteuil couvert d'autres lainages, face à la télé, conviant la factrice à occuper son jumeau. "  Comment allez-vous  ?  ", s'enquiert cette dernière, tout sourire. "  Pas trop bien…  "
La factrice, ce matin de la mi-janvier, n'apporte ni lettre ni colis mais une attention. A Bouchemaine, banlieue résidentielle d'Angers (Maine-et-Loire), une quinzaine de personnes très âgées bénéficient depuis peu de ce nouveau service de La Poste qui tente de s'inventer un futur dans une société numérique et vieillissante. Une fois par semaine, au cours de sa tournée, le facteur frappe, prend des nouvelles, alerte, si elles ne sont pas bonnes, le centre communal d'action sociale (CCAS), qui a passé contrat avec La Poste, rémunérée 5  euros la visite.
Marie-Louise n'a rien contre cette innovation. Pensez  ! "  Parler, je refuse pas  ", convainc aisément l'octogénaire, qui ne peut plus guère sortir de chez elle. Il y a bien ses deux filles, au loin, pour l'appeler quatre fois par jour. Le défilé des infirmière, kinésithérapeute, aide ménagère. Et le pendentif d'alarme qui vaut gri-gri rassurant. "  Je suis bien gardée, comme dirait l'autre  !  " Des voisines rapportent le pain, des courses aussi, de temps en temps. "  Mais je veux pas non plus déranger…  " Alors, Marie-Louise, qui "  va pas raconter sa vie  mais la raconte tout de même un peu, avoue des "  moments de découragement, pas souvent  ". Et c'est ce qu'après moult "  je vais vous laisser, faut vraiment que je continue ma tournée  " la factrice notera dans le jardinet, en appui sur la sacoche de son vélo électrique. "  Cette dame a un petit coup de mou depuis la semaine dernière. Si ça perdure, je le dirai.  "
La factrice sur le frigo
Avec ses fermes d'élevage dans les terres, ses lotissements en bord de Maine, Bouchemaine recense 20  % de plus de 65 ans parmi ses 6  500  habitants, 400 ayant même dépassé les huit décennies d'existence. A la dernière alerte canicule, la mairie ne savait plus où donner du coup de fil. Alors le jour où La Poste a envisagé la fermeture d'un des deux bureaux de poste, faute de courrier, et opportunément mentionné l'existence d'un nouveau service Cohesio, susceptible de retarder l'échéance, la décision a vite été prise.
"  Maintien à domicile le plus longtemps possible et maintien du seul service public encore présent  ", résume Didier Pinon, adjoint au maire (centre droit) et vice-président du CCAS, qui consacrera 7  000  euros annuels, soit "  une part importante de son budget  ", à cette veille postale du quatrième âge. Elle concernera à terme une trentaine de personnes à la santé et à la sociabilité fragiles, "  avec lesquelles la commune n'a pas forcément de contacts  ", poursuit M.  Pinon. Au préposé des postes, bien sûr, elles ouvriront la porte. ..
"  Les facteursexercent le deuxième métier préféré des Français, après le boulanger. Ici, c'est très visible…  "
Chez Marie-Louise, un Post-it collé sur le frigo rappelle désormais le jour de passage de Julie. A l'occasion, quand elle sera "  juste en argent liquide pour payer le pain à la voisine  ", la factrice pourra même retirer de l'argent pour elle. "  Le facteur, c'est sympa, sourit la vieille dame, on a confiance en lui. Avant que mon mari ne soit décédé, on en avait un qui buvait un coup avec nous, certains soirs.  " Des voisins nonagénaires, dont la table du salon expose autant de piluliers que de bibelots fleuris, ont eux aussi "  signé tout de suite  " pour une visite hebdomadaire de leur facteur, Hervé Gilardière. Le même depuis treize ans. "  C'est bénéfique de nous soumettre à la conversation. Nous deux, au bout de cinquante-deux ans, on a un peu fait le tour  ", glisse, l'air de rien, le mari, désignant sa moitié du menton.
Discuter un brin  Bientôt équipés d'un smartphone, Julie Frassin, Hervé Gilardière et trois de leurs collègues dont la tournée inclut le domicile d'un bénéficiaire ont reçu une première formation express  : repérage de signes alarmants, questions à poser pour jauger moral et lucidité, personnes à prévenir… Ils ont le sentiment d'avoir toujours rempli la mission qu'on leur confie formellement aujourd'hui. Discuter un brin, s'inquiéter d'une boîte aux lettres trop pleine, de volets restés clos… "  Si on n'aime pas les gens, on ne fait pas ce métier, rappelle Juliette, 29  ans, factrice depuis 2008. La petite blague, ça en fait partie. Certains clients ne voient pas grand monde.  " Traînent volontiers devant leur grille à l'heure du facteur, histoire de causer. La différence, admet-elle, c'est qu'elle s'invitera chez ceux qui jamais ne sortent.
Durant sa carrière de trente ans, Hervé, son collègue, a parfois découvert dans la presse du lendemain que derrière la porte demeurée rétive à ses coups de sonnette gisait une personne âgée incapable de se relever. Au deuxième jour des visites de prévention, qu'il se réjouit donc d'effectuer, il s'interroge  : a-t-il le droit de pénétrer dans l'intimité du client quand personne ne répond à ses tonitruants "  C'est le facteur  ! On doit passer une fois par semaine vous voir…  " C'est encore le temps des tâtonnements. Que faire avec ces dames qui vous reçoivent en robe de chambre à midi et ne se souviennent pas avoir accepté ce service ni même déjà vu la factrice  ? Comment ne rester qu'une poignée de minutes quand il en faut davantage au client pour monter et descendre du perron  ? Pour comprendre les questions en tendant l'oreille  ? Pour signer, doigts gourds, vue approximative, le formulaire de passage  ?
La grande vieillesse impose son rythme peu trépidant auquel La  Poste devra s'adapter. Car la société anonyme à capitaux publics semble miser gros sur cette offre déjà expérimentée dans quatre autres départements, et dont l'utilité est tout aussi avérée en zone rurale qu'urbaine. A Paris, le directeur général adjoint chargé du courrier, Nicolas Routier, égrène les arguments massue  : 2,5  millions de personnes de plus de 80  ans vivent seules, en France  ; le maintien à domicile, auquel la plupart aspirent, grève moins les finances publiques que toute autre solution d'hébergement  ; une visite quotidienne prolonge en moyenne de deux à trois ans la vie chez soi  ; or le "  Bonjour, comment allez-vous  ?  " du facteur coûte bien moins qu'une visite d'infirmière, à peine le prix d'un recommandé…
Activer l'imaginationMonétiser l'attention à l'autre, les petits services depuis toujours rendus ne lui pose pas de cas de conscience. "  Nous ne cherchons pas à empêcher celui qui en a l'habitude d'amener son pain au pépé. Mais nous souhaitions aussi une offre nationale encadrée. Et nous enregistrons une adhésion extraordinaire des facteurs. Ces nouvelles missions représentent la partie la plus valorisante de leur métier. Ils sont aussi conscients que la sauvegarde de l'emploi est en jeu.  "Pour rentabiliser un effectif de 85  000 facteurs et des tournées six jours sur sept quand le nombre de lettres et colis à acheminer s'effondre (18  milliards en  2008, 13 en  2014, 9  milliards prévus en  2020), il est temps d'"  activer l'imagination  ", selon M.  Routier, et de profiter du capital sympathie.
Le François de Jacques Tati, dans Jour de fête. Le Dany Boon de Bienvenue chez les Ch'tis…Premier syndicat maison, la CGT n'a "  rien contre  " le fait de surfer sur l'imaginaire collectif. "  Le travail de lien social, on l'a toujours fait.  " Reste à ne pas trop charger la sacoche de François-le-facteur, les effectifs ayant déjà baissé au point de dégrader la qualité de service, selon le syndicat. Dans le salon du couple qui se chamaille depuis un demi-siècle, Hervé Gilardière compte. "  Dans le coin, on était seize facteurs, on n'est plus que douze. On n'a pas le temps, on n'y arrive pas.  " Devant le lourd buffet sculpté en merisier, il semble savourer la pause que lui octroient ses nouvelles fonctions. "  Ça fait longtemps que je ne vous ai pas vu, le matin, dans la côte… Vous allez toujours chercher votre pain  ?  "
Pascale Krémer
© Le Monde

mardi 13 janvier 2015

La marche paradoxale des femmes vers l’émancipation

La progression vers l’égalité entre femmes et hommes est réelle, mais le chemin est encore long. « Les avancées sont inabouties et paradoxales », écrivent les auteurs de l’Atlas mondial des femmes, premier du genre, présenté, lundi 12 janvier, par l’Institut national d’études démographiques (INED) et publié par les éditions Autrement.


La cause du droit des femmes est relativement récente : ce n’est qu’en 1945 que les Nations unies ont adopté une charte établissant des principes généraux d’égalité entre les sexes. Depuis, plusieurs conférences internationales ont permis de préciser les objectifs. Le 18 décembre 1979, l’Assemblée générale de l’ONU a notamment adopté la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Et la quatrième conférence mondiale de Pékin, en 1995 − dont les Nations unies préparent le vingtième anniversaire −, s’est conclue sur une déclaration et un programme d’action pour l’autonomisation sociale, économique et politique des femmes.

Sur près de 7,4 milliards d'humains, les femmes sont minoritaires. Elles étaient plus nombreuses que les hommes jusque dans les années 1950.
Sur près de 7,4 milliards d'humains, les femmes sont minoritaires.
Elles étaient plus nombreuses que les hommes jusque dans les années 1950.


Où en est-on réellement aujourd’hui ? « Il y a des avancées dans un très grand nombre de domaines comme la santé, l’instruction… mais on voit aussi des situations se dégrader », explique Isabelle Attané, démographe de l’INED et coresponsable de l’Atlas. Moins nombreuses que les hommes sur la planète depuis les années 1950 – les femmes sont 3,6 milliards sur près de 7,4 milliards d’humains –, elles vivent plus longtemps, et ce partout dans le monde. Mais c’est un des rares avantages qu’elles peuvent revendiquer par rapport à la gente masculine. En 2010, le risque pour un homme de mourir à 20 ans était ainsi presque trois fois plus élevé que pour une jeune femme. Las, cette espérance de vie plus longue cache une dégradation de la santé plus importante pour les femmes, liée notamment aux « difficultés rencontrées parfois pour concilier la vie professionnelle et la vie familiale, les activités domestiques mobilisant davantage les femmes que les hommes, y compris celles qui travaillent », écrit la démographe Emmanuelle Cambois.
Pour le reste, les inégalités sont systématiquement en leur défaveur. Particulièrement exposées dans la vie domestique, ce sont elles aussi qui subissent davantage les violences sexuelles (75 à 85 %). Celles-ci augmentent dans les statistiques, mais cela est dû, explique la sociologue Alice Debauche, à une certaine « libération de la parole des femmes ». En France par exemple, le nombre de plaintes pour viol est passé d’environ un millier par an dans les années 1980 à dix fois plus dans les années 2000. La mesure et la comparaison de cette violence restent toutefois difficiles, tant les définitions légales des viols, agressions ou harcèlements, les possibilités de rompre le silence, etc. diffèrent d’un pays à l’autre.

L'augmentation des violences sexuelles, une des formes de violence contre les femmes, dans les statistiques est aussi due à la parole qui se libère.
L'augmentation des violences sexuelles, une des formes de violence conrtre les femmes, da

Plus inquiètes pour leur emploi

Dans le secteur économique, l’accès à l’emploi progresse mais « on constate que les femmes restent une variable d’ajustement privilégiée dans un contexte de libéralisation et la crise économiques », avance Mme Attané. Dans les pays où les emplois informels et domestiques sont importants, cette réalité peut être moins perceptible. Mais la vulnérabilité plus forte des femmes est bien réelle. Plus souvent au chômage, elles ont aussi plus de risque de perdre leur emploi. Les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à estimer avoir un risque de perdre leur emploi dans les six prochains mois dans de nombreux pays : Finlande (17 % contre 11 %), au Danemark (11 % et 7 %), en Belgique (près de 10 % et 4 %), en Espagne ou encore en Autriche. Dans les autres pays, comme la France, le Portugal ou le Royaume Uni, la menace pesant d’abord sur des secteurs d’activité traditionnellement masculins expliquerait une moindre inquiétude des femmes.
L’emploi des femmes reste cantonné aux postes les moins valorisés, dans l’agriculture, le commerce et les services. Elles sont moins payées et davantage touchées par la pauvreté. Aux Etats-Unis, le taux de pauvreté des femmes était de 14,5 % contre 10,9 % pour les hommes (2 011). Et surtout, les femmes continuent de faire des doubles journées : elles subissent majoritairement le travail domestique (vaisselle, ménage, rangement, soin aux enfants et personnes dépendantes, etc.). En France, ces tâches les occupent à raison de 20 h 32 par semaine contre 8 h 38 pour les hommes. Si l’on intègre le bricolage, le jardinage, les courses ou les jeux avec les enfants, le déséquilibre se réduit à peine, 26 h 15 pour les femmes contre 16 h 20 pour les hommes.
(...)

Rémi Barroux


La France garde son dynamisme démographique

C’est une minuscule hausse, un infime progrès qui doit tout de même être mentionné en premier parmi les résultats du bilan démographique publié mardi 13 janvier par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) : l’indice conjoncturel de fécondité est repassé en 2014 à deux enfants par femme. Il était passé légèrement en dessous de ce seuil symbolique en 2013. Pour l’heure, les mesures de politique familiale prises depuis mai 2012, dont la droite affirme qu’elles mettent en péril le dynamisme démographique français, n’ont donc pas d’impact sur la natalité, qui reste stable. La France reste le pays le plus fécond d’Europe avec l’Irlande.


La France compte désormais 66,3 millions d’habitants, ce qui en fait toujours le deuxième pays le plus peuplé d’Europe (13 % de la population européenne) derrière l’Allemagne (15,9 %) et juste devant le Royaume-Uni (12,7 %). C’est environ 300 000 personnes de plus qu’en 2013, soit une hausse de 0,4 %, similaire à celle des années précédentes. Comme toujours en France, c’est le solde naturel (la différence entre naissances et décès) qui tire cette croissance, et non le solde migratoire. Les naissances sont stables : 820 000 bébés sont nés en 2014. En revanche, l’année a été marquée par un nombre de décès moins important qu’en 2013 et en 2012. Quelque 556 000 personnes sont décédées (contre 572 000 l’année dernière).


Gaëlle Dupont
Le Monde, 13/01/2015.

lundi 12 janvier 2015

La vague du « tous ensemble » plus forte que les semeurs de haine

Pour Charlie Hebdo, un million et demi de manifestants dans les rues de Paris entre la République et Nation, du jamais-vu ! 
La riposte populaire et citoyenne aux crimes perpétrés contre la liberté d’expression s’est révélée bien plus forte que les tentatives de division 
et d’instrumentalisation politiciennes.


Il y a la marche des chefs d’État, bien encadrée par les forces de sécurité, puis il y a la marée humaine, la manifestation, la vraie, qui, dans le désordre et la bonne humeur, rassemble un million et demi de personnes. Cette foule gigantesque sèche ses larmes et panse son effroi en se répandant maintenant sur toutes les avenues, les boulevards et dans toutes les petites rues entre la place de la République et celle de la Nation. Tout ce monde se cherche, se regarde, s’admire aussi de se voir. Franck embrasse sa fille Léa, accrochée à un feu de circulation : « Je suis si heureux que tu voies ça », lui glisse-t-il. « Papa, c’est pire qu’impressionnant, c’est magnifique ! » murmure-t-elle. 
 
Dès le début de l’après-midi, Paris est littéralement submergé par la mobilisation populaire et citoyenne. « Je marche pour la liberté, pas derrière les politiques ! » clame crânement une jeune femme, loin des caméras. Sur la place de la République, déjà noire de monde, la foule scande, sur le mode des supporters de foot, avec, pour certains, des drapeaux bleu-blanc-rouge : « Charlie, Charlie, Charlie ! » Aux balcons des immeubles, les habitants ont accroché des banderoles : « Ici, c’est Charlie » – toujours dans le même registre – ou, d’une manière plus pressante, « Restons unis ! ». Au fil des minutes, les cris finissent par s’éteindre, remplacés par de longs tonnerres d’applaudissements qui montent et descendent sur les boulevards. Il n’y a guère de mots, juste l’image de ce « Tous ensemble », le souffle coupé. « Liberté, je Charlie ton nom », résume une manifestante.
 
Photo : Charles Plattiau/Reuters
Photo : Charles Plattiau/Reuters

« Unis contre les fascistes »

 
À partir de « Je suis Charlie », le message générique de ces derniers jours, beaucoup déclinent : « Je suis hyper casher », « je suis policier », « je suis Ahmed », « je suis juif », « je suis la République », « je suis flic », « je suis en deuil », etc. Pancartes bricolées à la main, sur lesquelles beaucoup de manifestants tiennent à s’exprimer. « Non à la barbarie, non aux amalgames, non à l’intolérance », revendiquent deux jeunes femmes voilées. Non loin, un barbu clame « Vive le blasphème ! » en brandissant une couverture du journal satirique. Deux policiers montrent, eux, « Tous Charlie », le montage réalisé par Ernest Pignon-Ernest et Nelly Maurel en dernière page de l’édition spéciale de l’Huma qui s’arrache au bénéfice de Charlie Hebdo

Le silence. Puis les applaudissements, en salve. Puis de nouveau le silence. La foule, compacte converge de toutes les rues adjacentes pour rejoindre les grands axes sur lesquels les trois cortèges se sont élancés. À bout de bras, en bandoulière, collé dans le dos ou inscrit sur le visage, partout s’affiche le soutien indéfectible aux valeurs de la République. « En tuant nos libertés, vous avez créé l’unité », « Unis contre les fascistes, qu’ils soient nationalistes ou religieux », « Toujours debout et insoumis », les slogans défilent cependant que la foule se densifie. 
 
Céline a voulu faire vivre l’esprit de Charlie Hebdo. Sur un immense crayon découpé dans un morceau de carton, elle a inscrit « Droit au blasphème. Non de Dieu ! ». Parce que « par-delà la tristesse et le choc, et même si parfois, les dessins de Charlie ont pu choquer, nous avons le droit de critiquer la religion », explique cette jeune femme de trente-quatre ans. À quelques pas de là, des roses blanches à la main et à la boutonnière, elles sont venues entre copines se recueillir en participant à ce grand mouvement populaire qui a envahi, hier, les rues de la capitale. Sylviane, Sophie, Christelle, Zaza et Vanessa crient leur tristesse. Leur colère aussi. « Nous sommes debout avec cette rose blanche qui signifie la naissance et le deuil. Et même si certains dirigeants politiques tentent de récupérer la situation, après tout, c’est leur affaire, on réglera ça plus tard. Pour l’instant, nous sommes là en tant que citoyennes, pour avoir encore le droit de l’ouvrir et de rire », explique l’une d’elles. 
 
En effet, les sentiments se mélangent. Devant le 43 de la rue de la République, la CGT a appelé le monde du travail à se rassembler. Les militants de la FSU et de l’Unsa sont venus nombreux. Pour Jean-Philippe, secrétaire de la section des postiers communistes de Paris et syndiqué à la CGT, pas question de ne pas être là aujourd’hui. 
« Je veux qu’il y ait un après ! » lance-t-il. « Je veux que les gens achètent et lisent la presse, s’informent et critiquent. Je veux une prise de conscience. » Même si le débat a été parfois difficile, « il est important que nous soyons là aujourd’hui, je suis heureux de défiler, de ne pas laisser toute la place à ceux qui, dans ce défilé, refusent, par exemple, l’idée même d’un État palestinien », poursuit Jean-Philippe qui estime fondamentale que les forces progressistes soient « visibles », parce qu’« elles sont à leur place, ce qui n’est pas le cas de certains autres. » Céline aussi est révoltée que « certains petits dictateurs soient là aujourd’hui ». « On a choisi un autre itinéraire, on ne défilera pas derrière eux », précise-t-elle. 
(...)
 
Marion d’Allard, 
Alexandra Chaignon et Thomas Lemahieu

jeudi 8 janvier 2015

Liberté, Egalité, Fraternité


Mercredi 7 janvier, l’horreur s’abat sur Charlie Hebdo

L’hebdomadaire Charlie Hebdo a été victime, hier matin, d’un attentat meurtrier à Paris. Au moins douze personnes sont mortes, dont les plus grands dessinateurs du journal satirique. Trois hommes armés, qui auraient crié des revendications islamistes, étaient toujours recherchés hier.


La terreur en plein Paris. Un attentat, le plus meurtrier en France depuis plus de cinquante ans, a décapité hier Charlie Hebdo, fauchant ses plus grands dessinateurs et provoquant une émotion internationale. Une sidération qui a traversé toutes les rédactions de France, dont celle de l’Humanité qui partageait avec ces plumes décimées une longue histoire commune. Retour sur une journée d’horreur. Il est un peu plus de 11 heures hier matin, lorsque trois hommes arrêtent une Citroën noire rue Nicolas-Appert, dans le 11e arrondissement de Paris. Un homme reste au volant, tandis que deux autres en sortent, tenues noires, cagoules, armés de kalachnikov et de fusils à pompe. Ils portent gilets porte-chargeurs des recharges autour de la taille et entrent d’abord au numéro 6 de cette rue semi-piétonne, qui abrite un service annexe de l’hebdomadaire Charlie Hebdo. Se rendant compte de leur erreur, ils auraient tiré des coups de feu avant de repartir vers le numéro 10, où s’était installée la rédaction de l’hebdomadaire après l’incendie criminel qui avait dévasté ses locaux, en 2011, après la publication de caricatures de Mahomet. Rue de l’Allée-Verte, les voisins ne comprennent pas tout de suite. « J’ai d’abord cru que c’était des pétards », raconte Annick, aide-ménagère dans une résidence pour personnes âgées. Elle secouait ses chiffons à la fenêtre quand elle a entendu les premières détonations. Puis est venu le crissement des roues. « Ça doit être un tournage de film », se dit-elle encore. La dessinatrice Corinne Rey, sortie pour aller chercher sa fille à la halte-garderie, se retrouve alors face à eux. « Ils étaient là, à la sortie, ils m’ont pris en otage, nous a-t-elle raconté hier par téléphone, très éprouvée. J’ai fait le code, ils sont rentrés. » Dans le hall du journal, les deux hommes tirent alors sur l’agent d’accueil, qui serait décédé. « Ils se sont revendiqués d’al-Qaida et ont dit : “Pas les femmes”, poursuit Coco. Ils ­voulaient tuer Charb. » Ils montent ensuite au deuxième étage et pénètrent dans la salle de rédaction. Corinne Rey en profite pour « courir vers la salle du fond », où elle se cache sous un bureau. Mercredi est le jour de la conférence de rédaction ­hebdomadaire, tous les journalistes sont réunis. À l’heure où nous écrivons ces lignes, il est difficile de savoir ce qu’il s’est précisément passé dans cette salle. Selon le procureur de la République de Paris, François Molins, les deux attaquants auraient tiré en rafales sur les personnes présentes. « Ils ont tiré sur tous les hommes », précise Coco. Certains témoignages évoquent un ciblage des journalistes. « Je ne sais pas s’ils ont pratiqué des exécutions sommaires, mais ce qui est sûr, c’est que cela a été un véritable carnage, nous a raconté Loïc Lecouplier, secrétaire national adjoint du syndicat de police Alliance. Les journalistes n’avaient aucune chance de s’échapper. Les terroristes ont, semble-t-il, ciblé leur victime. Auparavant, ils auraient demandé à un des salariés s’il bossait à Charlie et comme il a répondu qu’il était seulement de la maintenance, il lui aurait dit : “Alors, dégage de là !”» Les survivants évoquent un « carnage ».Dix personnes sont tuées, dont huit journalistes, un policier du service de protection des hautes personnalités et un invité, Michel Renaud (lire encadré). Les plus grands dessinateurs de la presse française tombent sous les balles : Stéphane Charbonnier, alias Charb, également ­directeur de la publication de Charlie, Cabu, Wolinski, Tignous. Les journalistes Philippe Lançon, de Libération, et Fabrice Nicolino, sur place, sont également blessés.

Anéantis, les survivants 
ont été pris en charge d’urgence


Les témoins décrivent le « calme » des deux hommes qui ressortent alors des locaux de Charlie. Sur une vidéo amateur filmée pendant l’attaque depuis un toit voisin, on peut entendre l’un des tireurs en tenue noire, kalachnikov en main, hurler : « Allah akbar ! » (dieu est grand !) puis un autre : « On a tué Charlie Hebdo ! » Les attaquants remontent à bord de leur Citroën. S’ensuivent deux fusillades qui ne feront pas de blessés avant que les attaquants ne se retrouvent face à une patrouille de police, boulevard Richard-Lenoir. Un agent est blessé à la jambe, à terre, les terroristes l’achèvent à bout portant d’une balle dans la tête. Le calme et la détermination des tueurs témoignent d’un entraînement poussé, de type militaire, insistent les sources policières. « Le commando a agi avec un mode opératoire très technique, explique Loïc Lecouplier. Lorsqu’ils sont ressortis de Charlie, ils se sont retrouvés face aux policiers, ils étaient très froids, très sûrs d’eux. » Un autre policier : « Ce ne sont pas des illuminés qui ont agi sur un coup de tête. » Ils tiennent leurs kalachnikovs serrées près du corps, tirent au coup par coup et non par rafales, ce qui démontrerait qu’ils ont été entraînés à s’en servir. « D’après les premiers éléments, ces hommes se sont revendiqués d’al-Qaida au Yémen, explique Rocco Contento, secrétaire départemental du syndicat Unité SGP Police. La sécurité devant Charlie n’était pas spécialement insuffisante. Il y avait quotidiennement un ou deux policiers. Mais nous n’aurions jamais imaginé en arriver là, avec des individus qui viennent flinguer des journalistes en plein dans leurs locaux… C’est du jamais vu ! » Un peu plus loin, place du Colonel-­Fabien, ils percutent une automobiliste blessée légèrement. Ils abandonnent leur voiture rue de Meaux, dans le 19e. Les assaillants braquent un automobiliste et s’enfuient vers le nord de Paris à bord de sa Clio. Les forces de l’ordre perdent alors leur trace. « Si on ne les attrape pas tout de suite, vu le profil organisé des terroristes, leur interpellation risque de prendre du temps », soulignait hier Rocco Contento. Au total, les trois hommes ont tué douze personnes et fait onze blessés, dont quatre en « urgence absolue », selon François Hollande, qui s’est rapidement rendu sur les lieux. Anéantis, les survivants ont été pris en charge par une cellule d’urgence psychologique dans un théâtre, face au journal. La brigade criminelle de la police judiciaire parisienne et la direction générale de la sécurité intérieure ont été chargées de l’enquête. Le plan Vigipirate est activé à son plus haut degré. Les enquêteurs ont lancé un appel à témoins, un numéro vert a été mis à disposition afin de recueillir tous témoignages sur cet attentat (1). Une cellule interministérielle de crise est pilotée par le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, qui a annoncé que l’ensemble des services de l’État s’étaient mobilisés immédiatement après l’attentat. Près de 500 CRS et gendarmes mobiles ont été déployés dans la capitale.

« Le seul journal satirique, engagé, sans pub, qui défendait la laïcité »


Rapidement, le périmètre autour de Charlie est bouclé pour que la police scientifique puisse faire des relevés et exploiter la scène de crime. Les informations et la sidération se propagent à une vitesse folle. « Des fusils contre stylos, les lâches sont à l’œuvre », « Fusillade à #CharlieHebdo ». Le mot d’ordre « Je suis Charlie » est repris par tous sur les réseaux sociaux. Journalistes, politiques et anonymes affluent au siège de l’hebdomadaire. François Hollande, Manuel Valls, Pierre Laurent (PCF), Jean-Luc Mélenchon (PG), Bruno Lemaire (UMP), Jean-Louis Borloo (UDI), entre autres, se rendent rapidement sur place. Parmi les nombreux anonymes, une femme en pleurs. Sans rien dire, elle pose une rose rouge et redouble de chagrin, quand elle apprend que Charb est décédé. « Je suis une lectrice de Charlie Hebdo. J’étais venue les défendre sur le parvis de l’hôtel de ville, en 2011, après l’incendie. Il n’y avait pas grand monde dans les rues de Paris, à cette époque. On n’a peut-être pas été assez réactif à ce moment-là, on n’a pas répondu assez fortement. » Elle sort de son sac le dernier exemplaire de Charlie. « Je ne l’ai pas encore ouvert », dit-elle en montrant la une, pas encore froissée. « C’est bizarre, ce drame qui arrive le jour où ils épinglaient Houellebecq. Ils venaient aussi de publier un supplément pour en mettre plein la gueule à la religion catholique », poursuit cette fidèle lectrice, qui avait déjà participé à la souscription récemment lancée par l’hebdomadaire. « C’est le seul journal satirique, engagé, sans pub, qui défendait la laïcité, se battait ouvertement contre le racisme, contre le sexisme, contre l’homophobie, et ce constamment, avec courage, contre tous les intégristes. Ils ont voulu tuer le journal, il y a deux ans. Ils y sont arrivés. Un mercredi, à 11 heures, ils étaient sûrs de les avoir tous sous la main. Au-delà des hommes, c’est aussi la ligne éditoriale qui était visée, et tous les progressistes. Et bientôt, ce sera le tour de qui ? » Non loin, un jeune dessinateur pleure ses pairs assassinés : « Charb, Wolinski, Cabu, Tignous… Ils sont morts, tous morts, égrène Vito, horrifié. La presse ne sera plus la même. C’étaient des poids lourds, des dessinateurs de presse qui avaient cinquante ans de bouteille. » Non loin de lui, l’imam de Drancy est venu rendre visite aux rescapés de l’attaque et dire son soutien. Il connaissait bien l’équipe du journal, pour l’avoir défendu à l’époque de l’incendie criminel. Lui aussi est choqué. « Quand on a attaqué Charlie Hebdo par le passé, j’étais déjà aux côtés du journal, explique Hassen Chalghoumi. On devrait répondre à l’art par l’art, aux dessins par les dessins, à l’écrit par l’écrit. Mais on ne peut pas répondre par la haine, par le sang. J’ai une pensée pour mon ami Charb, pour les policiers et leurs familles. » Hier soir, partout en France, une marée humaine est descendue dans la rue pour dire non au terrorisme et rendre hommage aux morts de Charlie. Richard Malka, avocat historique de Charlie, déclarait hier à Libération : « Notre vie ne sera plus jamais la même après cette journée. Je n’ai pas de mots. Aidez-nous ! Aidez-nous à continuer à pouvoir rire, à ce que le silence ne ­s’installe pas, à ce que la peur ne s’installe pas. Il faut pouvoir se battre avec les armes de la démocratie : le rire, la solidarité, les mots. Il ne faut pas se laisser impressionner. »

L'Humanité,Marie Barbier, Pierre Duquesne, Alexandre Fache et Laurent Mouloud

Jeudi, 8 Janvier, 2015.

dimanche 4 janvier 2015

Cancers : le rôle du hasard réévalué

Le cancer, une histoire de malchance plus que d'environnement ou de mauvais gènes ? C'est la thèse étonnante de deux chercheurs américains, dont les travaux sont publiés dans la revue Science du 2 janvier. Selon les estimations de Cristian Tomasetti et Bert Vogelstein (Johns Hopkins Kimmel Cancer Center, Baltimore), les deux tiers de l'incidence des tumeurs malignes de l'adulte relèveraient essentiellement d’un mauvais hasard, rançon de mutations aléatoires survenant lors des divisions des cellules souches. Les facteurs de risque classiques (tabac, alcool, alimentation, virus, polluants...) ou une susceptibilité génétique n’interviendraient que dans un tiers des cas. Des cancérologues français soulignent toutefois des limites méthodologiques : les cancers du sein et de la prostate, les plus fréquents, n’ont ainsi pas été étudiés.


Les deux Américains sont partis d'un constat bien connu: l'incidence des cancers est très variable selon les organes. Ainsi, le risque de se voir diagnostiquer une tumeur maligne au cours de la vie est de 6,9 % pour le poumon ; 0,6 % pour le cerveau ; et seulement 0,00072 % pour les cartilages du larynx. Certes, écrivent-ils, les écarts sont dûs en partie à l’exposition à des substances cancérigènes ou à une susceptibilité génétique, mais cela n'explique pas tout. Pourquoi par exemple les cancers de l'intestin grêle sont-ils 20 fois moins fréquents que ceux du colon ou du rectum ?
« Une maladie du vieillissement »

Pour évaluer la part du hasard (effet stochastique) comparativement aux autres facteurs, les chercheurs ont pris en compte la dynamique de renouvellement des cellules souches dans les tissus. On peut en effet supposer que plus le nombre de divisions est élevé, plus le risque de mutations aléatoires et donc de cancer augmente.

Le duo a sélectionné 31 cancers où ces données étaient disponibles, et les ont mises en regard de l'incidence de chaque tumeur au cours de la vie dans la population américaine. La corrélation entre le nombre total de divisions des cellules souches dans un organe donné et le risque de survenue d'un cancer dans ce même tissu s'est révélée très nette. Par exemple, les cellules souches du colon se divisent quatre fois plus que celles de l’intestin grêle, ce qui éclaire mieux la différence d’incidence de ces deux tumeurs.

Finalement, les cancers ont été classés en deux groupes. Dans le premier, les 22 cancers (dont ceux du pancréas, les mélanomes, les tumeurs du poumon des non-fumeurs) où le rôle du hasard est prépondérant. Le deuxième correspond aux neuf tumeurs (cancers du côlon, du poumon des fumeurs…) où d’autres facteurs sont clairement impliqués. Même dans ce groupe, la dynamique de renouvellement des tissus joue un rôle « essentiel », les effets de l'environnement et de la génétique ne font que s'ajouter, insistent les auteurs. Pour les cancers du premier groupe, des mesures de prévention ont peu de chances d'être efficaces et il est préférable de miser sur le dépistage, proposent-ils. Inversement, la prévention se justifie dans les tumeurs où le rôle de l’environnement est avéré.
Par Sandrine Cabut, Le Monde 01/01/2015.
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