Facebook et Google sont devenus les principaux intermédiaires entre le public et l’information. Un pouvoir politique énorme, soumis à leur quête du profit. Le chercheur Nikos Smyrnaios analyse comment ils ont bâti un tel oligopole.
Nikos Smyrnaios est enseignant-chercheur au laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales de l’université Toulouse-III. Spécialiste de la presse en ligne et de l’utilisation politique des réseaux socionumériques, il vient de publier les Gafam contre l’Internet, une économie politique du numérique (1).
Quel est le pouvoir de Facebook ou Google sur la transmission de l’information aujourd’hui ?
NIKOS SMYRNAIOS
Une récente enquête déclarative réalisée sur plusieurs pays montre que
51 % des internautes s’informent en premier lieu via les réseaux
sociaux. Mais la mesure du trafic des sites des médias reste la plus
précis. On peut y consulter la liste des sources qui ont mené à
l’article. Et entre les deux tiers et les trois quarts des visiteurs des
sites d’informations arrivent depuis Google et Facebook. Jusqu’en 2012,
Google était prédominant, que ce soit le moteur de recherche ou Google
Actualités. Des recherches qu’on avait menées à l’époque sur des
quotidiens régionaux français montraient que 70 % des visiteurs en
venaient. Depuis, Facebook représente la première des sources. Les plus
jeunes et les femmes ont tendance à passer davantage par les réseaux
sociaux, les hommes et les seniors privilégient l’accès direct ou
Google. Plus la thématique de l’information recherchée est
professionnelle, importante stratégiquement parlant, plus les visiteurs
ont tendance à privilégier l’accès direct, à faire confiance à des
sources identifiées. Dès que cela touche des informations plus
divertissantes, la domination des réseaux sociaux devient écrasante.
« Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft sont parmi les six plus
grosses capitalisations mondiales », décrypte Nikos Smyrnaios. Photo : Reinhard Wendlinger/Westend61/Photononstop |
Comment ont-ils conquis ce pouvoir ?
NIKOS SMYRNAIOS Avant le développement d’Internet
au début des années 2000, l’économie de l’information comme de
l’industrie culturelle était basée sur la rareté du contenu. Aujourd’hui
elle est surabondante, et le rapport de forces économique s’est
inversé. La rareté, donc la valeur, est désormais du côté du public, qui
a besoin d’être guidé. Ce filtrage, cette hiérarchisation, je
l’appelle, avec d’autres chercheurs, l’infomédiation. Le producteur du
contenu et l’éditeur de presse sont relégués au second plan derrière
l’infomédiaire. Cette fonction est devenue centrale sur Internet. Et la
plus rentable, car il n’y a pas à supporter les coûts de production de
l’information… Des algorithmes de mise en contact suffisent. Puis les
infomédiaires collectent les informations du public et la vendent aux
annonceurs, selon le modèle publicitaire de Google ou Facebook, ou alors
prennent des commissions sur chaque transaction comme Amazon. J’insiste
sur le fait que cette info- médiation est large et profonde. Les Gafam
(Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) vont constituer une offre
très large avec des services substituables : Facebook va racheter
Instagram et WhatsApp, qui ont des offres similaires à son service. La
concentration est aussi verticale puisque ces acteurs possèdent des
segments d’activités indispensables en amont de l’infomédiation. Les
data center par exemple sont nécessaires à la diffusion des services, et
Amazon est le plus gros acteur mondial. On peut également donner
l’exemple des smartphones et des ordinateurs (Apple et Microsoft) et des
systèmes d’exploitation (Google, Microsoft, Apple). On le sait moins,
mais Facebook, dans les pays du Sud, et Google, aux États-Unis, sont
également des fournisseurs d’accès à Internet et obligent pour accéder
au Web à passer par leur plateforme ou système d’exploitation. On capte
le client et on l’enferme.
Comment expliquer leur rentabilité extrême ?
NIKOS SMYRNAIOS Ce sont des oligopoles mondiaux,
dominant et globalisant, même si en Chine et en Russie d’autres acteurs
existent. Tous les services sont conçus dans la Silicon Valley et vendus
dans le monde, sans adaptation aux marchés locaux. C’est l’un des
facteurs de bénéfices sans précédent. Le taux de rentabilité de Google
ou Facebook varie entre 20 et 40 %. La moyenne de Wall Street est à
peine à 10 %. Ainsi, en avril 2017, parmi les six plus grosses
capitalisations mondiales, on retrouvait les cinq Gafam. Leur
rentabilité s’explique aussi par les nouvelles modalités de travail
qu’ils ont réussi à mettre en place. Ils vont dégager des sommes
colossales avec très peu d’employés en interne. Les cinq Gafam réunies
ont moins d’employés que Volkswagen, et juste un peu plus que Carrefour.
Apple arrive à tirer plus de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires
par salarié et par an. Le travail est externalisé chez des
sous-traitants de sous-traitants, précarisé, pressurisé, sous-payé à la
tâche, au clic. Ils réduisent le travail à des miettes numériques,
l’exploitation de l’activité humaine n’a jamais été aussi sophistiquée.
D’autant plus que toute une partie de la valeur de Google et de Facebook
vient du travail gratuit effectué par leurs utilisateurs. Facebook est
vide au départ. Les utilisateurs et éditeurs génèrent de la valeur pour
la plateforme sans travailler directement pour elle. Sans coût pour
l’entreprise donc. Et en plus tous ces acteurs pratiquent aussi une
optimisation fiscale particulièrement agressive.
L'Humanité, 19/07/2017.
Comment Facebook choisit les informations que nous lisons ?
NIKOS SMYRNAIOS Lorsque Facebook a lancé les Fan
Page, les éditeurs avaient la garantie que quiconque avait « liké » leur
page allait voir leur publication s’afficher sur leur mur. Pour les
médias, ce vecteur est devenu une source d’audience majeure, à tel point
qu’ils en sont devenus dépendants. Et puis, en 2012, Facebook a
unilatéralement changé le fonctionnement et les publications sont
apparues de moins en moins. Aujourd’hui seuls 10 % des abonnés en
moyenne voient chaque publication. Selon Facebook, il s’agit d’améliorer
l’expérience utilisateur. En réalité le réseau social pousse les
éditeurs, une fois que l’outil est devenu indispensable, à payer pour
promouvoir leur contenu.
Facebook est allé plus loin en créant Instant Articles. En
promettant une meilleure visibilité et un partage des ressources
publicitaires, l’éditeur publie tout son contenu sur le réseau social,
mais plus sur son propre site. Les médias se voient privés des analyses
statistiques et de la maîtrise de leur diffusion et de leurs revenus
publicitaires. Même chose lorsque Facebook Live fut lancé, le service de
vidéos diffusées directement sur la plateforme. Au départ, le réseau
social augmente la visibilité de ces contenus par rapport aux autres,
donc les rédactions s’organisent pour en produire, puis, lorsqu’elles
deviennent dépendantes, Facebook supprime les bonus de visibilité. C’est
la loi de Facebook.
Les médias changent donc leurs moyens de produire de l’information ?
NIKOS SMYRNAIOS Dès le début des années 2000 on a
constaté les premiers changements, lorsque les rédactions se sont mises
au service de Google. Un gros patron de presse me disait que sa
rédaction était devenue un esclave du moteur de recherche et obéissait
aux ordres. On sait par exemple que plus un site produit de contenu,
plus le moteur va le mettre en valeur. Une rédaction qui produit peu
sera d’autant moins visible. C’est une incitation à produire toujours
plus, à abandonner l’analyse et le reportage et à privilégier le
batonnage, c’est-à-dire la reprise, légèrement réécrite, de dépêches ou
de communiqués de presse. Cela crée une énorme profusion d’informations,
mais pas de pluralisme, puisqu’il s’agit des mêmes contenus retraités à
l’infini. Un collègue chercheur, Guillaume Sire, a, lui, montré le rôle
central que prennent les spécialistes du référencement dans certaines
rédactions. Ce sont eux qui imposent aux journalistes les sujets à
traiter, selon ce qui « buzze » sur Internet. Pour Facebook, la valeur
n’est pas tant le contenu lui-même que « l’engagement » qu’il génère, à
savoir les « like », partages ou commentaires. Les articles ou vidéos
les plus rentables pour Facebook font appel à l’affect. Cela va des
faits divers les plus dramatiques aux vidéos de chats, mais rarement une
analyse sur la financiarisation de l’économie, qui, si elle peut
susciter de l’intérêt, ne va pas générer des « like ». La production de
contenu à destination de Facebook doit donc s’adapter pour parler à
l’affect des gens. Certaines rédactions résistent, d’autres y vont à
fond car leur modèle économique en dépend. Tout le monde n’est pas logé à
la même enseigne, l’Humanité n’est pas Konbini, et heureusement.
Et cette course à l’engagement profite aux théories complotistes et aux « fake news »…
NIKOS SMYRNAIOS Exactement. Le phénomène des fake
news, qui a explosé pendant l’élection présidentielle américaine,
proposait à la frange la plus réactionnaire des électeurs des contenus
qui confirmaient leurs opinions et généraient de l’affect. Comme cette
histoire invraisemblable du « Pizzagate ». Les Clinton étaient accusés
d’être à la tête d’un réseau pédophile qui se retrouvait dans une
pizzeria de Washington. Des centaines de milliers de personnes ont
« liké » ou commenté cette histoire, devenue très rémunératrice pour
Facebook, qui l’a automatiquement favorisée. La plateforme n’est pas
spécialement complotiste ou pro-Trump, mais elle cherche à maximiser ses
profits. Cela conduit à ces dérapages. On retrouve ce mécanisme sur
YouTube de manière flagrante, il n’y a qu’à voir comment les vidéos de
Soral et de Dieudonné étaient mises en avant dans les vidéos suggérées.
Et le lecteur se retrouve dans une situation passive de récepteur de l’information qu’il ne choisit pas…
NIKOS SMYRNAIOS Il n’est pas passif, mais il ne
peut que réagir en fonction de ce qui lui est proposé. Le lecteur se
retrouve pris dans des mécanismes d’infomédiation qu’il ne maîtrise pas
et qu’il ne comprend pas forcément. Ces multinationales filtrent
l’information et décident de ce qui est visible ou non dans l’espace
public numérique. Ils façonnent l’idée que l’on se fait du monde.
Facebook contrôle ainsi ce que voient plus de 1,8 milliard de personnes,
dont 30 millions en France. Un pouvoir politique exorbitant qui échappe
à tout contrôle démocratique puisque l’on n’a aucun regard sur comment
se décide la mise en avant d’une information ou sa suppression. Tout se
fait en interne.
Comment voyez-vous le fait qu’aujourd’hui des fournisseurs d’accès à Internet comme Patrick Drahi ou Xavier Niels deviennent de grands patrons de presse ?
NIKOS SMYRNAIOS Ces acteurs sont aussi des
infomédiaires à mon sens. Le « triple play » permet par exemple de
contrôler l’information audiovisuelle puisque l’audience d’une chaîne de
télévision reste proportionnelle au numéro qui lui est alloué. Autre
exemple, des fournisseurs d’accès à Internet ont décidé de ralentir
l’accès de leurs abonnés à des services. Free avait bridé l’accès à
YouTube et Orange avait essayé de ralentir le partage de pair à pair
(P2P). Il est effrayant de se rappeler qu’en 2000 Time Warner absorbait
le fournisseur d’accès américain AOL et pesait 10 fois plus que lui.
Quinze ans après, le rapport de forces s’est complètement inversé et les
contenus n’ont quasi plus de valeur financière.
Votre vision n’apparaît pas très optimiste…
NIKOS SMYRNAIOS Je ne suis pas technophobe, ni ne
suis convaincu que, dans les années 1990, lorsqu’on n’avait qu’une
poignée de médias, l’information était meilleure. Mais il faut garder un
regard critique. D’autant que l’état d’Internet aujourd’hui n’est pas
immuable et reflète un contexte ; à savoir un capitalisme néolibéral
hégémonique. Cela peut changer, mais pas sans rapport de forces.
Certains signes sont plutôt positifs, le public prend conscience de
l’exploitation de ses données personnelles et bloque de plus en plus les
publicités. Le monde de la recherche s’y penche aussi davantage. Il
serait naïf de croire en revanche en l’émergence d’un nouvel acteur,
comme lorsqu’Alta Vista a été remplacé par Google dans les années 1990.
On n’en est plus là. Le pouvoir des Gafam aujourd’hui est comparable à
celui de l’industrie automobile au XXe siècle. Ils ne vont pas
disparaître demain. L’ambiguïté de ce capitalisme numérique est qu’à la
fois il va utiliser tout ce qu’il peut pour maximiser ses profits, est
extrêmement prédateur et accroît les inégalités, mais en même temps il
peut se révéler émancipateur. Le mouvement contre la loi travail et même
les printemps arabes n’auraient peut-être pas eu la même ampleur sans
les réseaux sociaux. Facebook est avant tout un outil d’exploitation,
mais peut aussi servir l’émancipation. Ce pourquoi il faut insister sur
le pouvoir politique des Gafam.
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire