dimanche 18 janvier 2015

Le facteur postmoderne Pour pallier la baisse du courrier, La Poste propose de veiller sur les aînés isolés

DE longues minutes après le coup de sonnette, le voilage en dentelle se soulève, puis la fenêtre du petit pavillon s'entrouvre. Et Marie-Louise d'apparaître, courte chevelure grise, air éberlué. "  C'est la factrice  !  ", claironne Julie Frassin. "  Oh, ça m'était parti  ! J'avais oublié  !  Après un lent ballet de cannes anglaises sur dalles carrelées, la vieille dame enveloppée de laine regagne un fauteuil couvert d'autres lainages, face à la télé, conviant la factrice à occuper son jumeau. "  Comment allez-vous  ?  ", s'enquiert cette dernière, tout sourire. "  Pas trop bien…  "
La factrice, ce matin de la mi-janvier, n'apporte ni lettre ni colis mais une attention. A Bouchemaine, banlieue résidentielle d'Angers (Maine-et-Loire), une quinzaine de personnes très âgées bénéficient depuis peu de ce nouveau service de La Poste qui tente de s'inventer un futur dans une société numérique et vieillissante. Une fois par semaine, au cours de sa tournée, le facteur frappe, prend des nouvelles, alerte, si elles ne sont pas bonnes, le centre communal d'action sociale (CCAS), qui a passé contrat avec La Poste, rémunérée 5  euros la visite.
Marie-Louise n'a rien contre cette innovation. Pensez  ! "  Parler, je refuse pas  ", convainc aisément l'octogénaire, qui ne peut plus guère sortir de chez elle. Il y a bien ses deux filles, au loin, pour l'appeler quatre fois par jour. Le défilé des infirmière, kinésithérapeute, aide ménagère. Et le pendentif d'alarme qui vaut gri-gri rassurant. "  Je suis bien gardée, comme dirait l'autre  !  " Des voisines rapportent le pain, des courses aussi, de temps en temps. "  Mais je veux pas non plus déranger…  " Alors, Marie-Louise, qui "  va pas raconter sa vie  mais la raconte tout de même un peu, avoue des "  moments de découragement, pas souvent  ". Et c'est ce qu'après moult "  je vais vous laisser, faut vraiment que je continue ma tournée  " la factrice notera dans le jardinet, en appui sur la sacoche de son vélo électrique. "  Cette dame a un petit coup de mou depuis la semaine dernière. Si ça perdure, je le dirai.  "
La factrice sur le frigo
Avec ses fermes d'élevage dans les terres, ses lotissements en bord de Maine, Bouchemaine recense 20  % de plus de 65 ans parmi ses 6  500  habitants, 400 ayant même dépassé les huit décennies d'existence. A la dernière alerte canicule, la mairie ne savait plus où donner du coup de fil. Alors le jour où La Poste a envisagé la fermeture d'un des deux bureaux de poste, faute de courrier, et opportunément mentionné l'existence d'un nouveau service Cohesio, susceptible de retarder l'échéance, la décision a vite été prise.
"  Maintien à domicile le plus longtemps possible et maintien du seul service public encore présent  ", résume Didier Pinon, adjoint au maire (centre droit) et vice-président du CCAS, qui consacrera 7  000  euros annuels, soit "  une part importante de son budget  ", à cette veille postale du quatrième âge. Elle concernera à terme une trentaine de personnes à la santé et à la sociabilité fragiles, "  avec lesquelles la commune n'a pas forcément de contacts  ", poursuit M.  Pinon. Au préposé des postes, bien sûr, elles ouvriront la porte. ..
"  Les facteursexercent le deuxième métier préféré des Français, après le boulanger. Ici, c'est très visible…  "
Chez Marie-Louise, un Post-it collé sur le frigo rappelle désormais le jour de passage de Julie. A l'occasion, quand elle sera "  juste en argent liquide pour payer le pain à la voisine  ", la factrice pourra même retirer de l'argent pour elle. "  Le facteur, c'est sympa, sourit la vieille dame, on a confiance en lui. Avant que mon mari ne soit décédé, on en avait un qui buvait un coup avec nous, certains soirs.  " Des voisins nonagénaires, dont la table du salon expose autant de piluliers que de bibelots fleuris, ont eux aussi "  signé tout de suite  " pour une visite hebdomadaire de leur facteur, Hervé Gilardière. Le même depuis treize ans. "  C'est bénéfique de nous soumettre à la conversation. Nous deux, au bout de cinquante-deux ans, on a un peu fait le tour  ", glisse, l'air de rien, le mari, désignant sa moitié du menton.
Discuter un brin  Bientôt équipés d'un smartphone, Julie Frassin, Hervé Gilardière et trois de leurs collègues dont la tournée inclut le domicile d'un bénéficiaire ont reçu une première formation express  : repérage de signes alarmants, questions à poser pour jauger moral et lucidité, personnes à prévenir… Ils ont le sentiment d'avoir toujours rempli la mission qu'on leur confie formellement aujourd'hui. Discuter un brin, s'inquiéter d'une boîte aux lettres trop pleine, de volets restés clos… "  Si on n'aime pas les gens, on ne fait pas ce métier, rappelle Juliette, 29  ans, factrice depuis 2008. La petite blague, ça en fait partie. Certains clients ne voient pas grand monde.  " Traînent volontiers devant leur grille à l'heure du facteur, histoire de causer. La différence, admet-elle, c'est qu'elle s'invitera chez ceux qui jamais ne sortent.
Durant sa carrière de trente ans, Hervé, son collègue, a parfois découvert dans la presse du lendemain que derrière la porte demeurée rétive à ses coups de sonnette gisait une personne âgée incapable de se relever. Au deuxième jour des visites de prévention, qu'il se réjouit donc d'effectuer, il s'interroge  : a-t-il le droit de pénétrer dans l'intimité du client quand personne ne répond à ses tonitruants "  C'est le facteur  ! On doit passer une fois par semaine vous voir…  " C'est encore le temps des tâtonnements. Que faire avec ces dames qui vous reçoivent en robe de chambre à midi et ne se souviennent pas avoir accepté ce service ni même déjà vu la factrice  ? Comment ne rester qu'une poignée de minutes quand il en faut davantage au client pour monter et descendre du perron  ? Pour comprendre les questions en tendant l'oreille  ? Pour signer, doigts gourds, vue approximative, le formulaire de passage  ?
La grande vieillesse impose son rythme peu trépidant auquel La  Poste devra s'adapter. Car la société anonyme à capitaux publics semble miser gros sur cette offre déjà expérimentée dans quatre autres départements, et dont l'utilité est tout aussi avérée en zone rurale qu'urbaine. A Paris, le directeur général adjoint chargé du courrier, Nicolas Routier, égrène les arguments massue  : 2,5  millions de personnes de plus de 80  ans vivent seules, en France  ; le maintien à domicile, auquel la plupart aspirent, grève moins les finances publiques que toute autre solution d'hébergement  ; une visite quotidienne prolonge en moyenne de deux à trois ans la vie chez soi  ; or le "  Bonjour, comment allez-vous  ?  " du facteur coûte bien moins qu'une visite d'infirmière, à peine le prix d'un recommandé…
Activer l'imaginationMonétiser l'attention à l'autre, les petits services depuis toujours rendus ne lui pose pas de cas de conscience. "  Nous ne cherchons pas à empêcher celui qui en a l'habitude d'amener son pain au pépé. Mais nous souhaitions aussi une offre nationale encadrée. Et nous enregistrons une adhésion extraordinaire des facteurs. Ces nouvelles missions représentent la partie la plus valorisante de leur métier. Ils sont aussi conscients que la sauvegarde de l'emploi est en jeu.  "Pour rentabiliser un effectif de 85  000 facteurs et des tournées six jours sur sept quand le nombre de lettres et colis à acheminer s'effondre (18  milliards en  2008, 13 en  2014, 9  milliards prévus en  2020), il est temps d'"  activer l'imagination  ", selon M.  Routier, et de profiter du capital sympathie.
Le François de Jacques Tati, dans Jour de fête. Le Dany Boon de Bienvenue chez les Ch'tis…Premier syndicat maison, la CGT n'a "  rien contre  " le fait de surfer sur l'imaginaire collectif. "  Le travail de lien social, on l'a toujours fait.  " Reste à ne pas trop charger la sacoche de François-le-facteur, les effectifs ayant déjà baissé au point de dégrader la qualité de service, selon le syndicat. Dans le salon du couple qui se chamaille depuis un demi-siècle, Hervé Gilardière compte. "  Dans le coin, on était seize facteurs, on n'est plus que douze. On n'a pas le temps, on n'y arrive pas.  " Devant le lourd buffet sculpté en merisier, il semble savourer la pause que lui octroient ses nouvelles fonctions. "  Ça fait longtemps que je ne vous ai pas vu, le matin, dans la côte… Vous allez toujours chercher votre pain  ?  "
Pascale Krémer
© Le Monde

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