lundi 25 mai 2015

Le quotidien exténuant des soignants d’un hôpital parisien

Bruno, Fernando et Solène sont soignants à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Ils racontent comment ils exercent, tant bien que mal, leur métier, parfois jusqu’à quinze heures par jour. Et pointent en filigrane les dangers 
de la réforme de l’organisation du travail que prépare la direction. 

 
«Ce matin, j’ai commencé mon service à 7 heures. J’étais affecté à l’endoscopie digestive. Après avoir préparé la salle, j’ai endormi mon premier patient à 7 h 40. J’en ai endormi douze jusqu’à ma pause. J’en ai encore deux à faire et une fois ce programme terminé, je vais basculer sur le bloc central jusqu’à 18 heures. » Les journées de travail de Bruno Franceschi, infirmier anesthésiste à l’hôpital du Kremlin- Bicêtre, établissement de l’Assistance publique- Hôpitaux de Paris situé à Villejuif (Val-de-Marne), ne sont pas un long fleuve tranquille. En horaires variables, il peut travailler de jour comme de nuit, tantôt en maternité, tantôt en transplantation hépatique pédiatrique, tantôt au bloc. « Polyvalent, on navigue entre une vingtaine de sites d’anesthésie. En règle générale, on sait la veille à 16 heures où on sera affecté le lendemain. Lundi, poursuit-il, j’ai fait une journée de 13 heures, mardi 10 heures, et autant mercredi. » 

Par manque de personnel, les hospitaliers (ici auCHU de Kremlin-Bicêtre) 
n’arrivent pas à prendre leurs jours de RTT . « On est à flux tendu en permanence ».
Photo : Florence Durand/Sipa

On est au-delà des 45 heures par semaine

À ces journées interminables s’ajoute la permanence des soins. Bruno Franceschi, lui, assure entre six et huit gardes par mois. « C’est 12 heures de travail de jour comme de nuit. » Pour cet infirmier anesthésiste, l’accord de 2002 de réduction du temps de travail à l’AP-HP (non signé par la CGT) ne s’est pas traduit par des semaines de 35 heures, loin de là. Pour lui, les 35 heures, « c’est théorique ». « On est au-delà des 45 heures par semaine, calcule-t-il. Dans mon service, on devrait être 51 infirmiers anesthésistes, mais on n’est que 38. Du coup, on est tout le temps à flux tendu. On est arrivé à une telle pénurie de personnel qu’on enchaîne les heures supplémentaires. Il arrive très fréquemment que notre cadre nous appelle pour venir en renfort. Le mythe des 35 heures et des professionnels de santé qui ne travaillent que trois jours par semaine est éculé. Nous, notre quotidien, c’est assurer les soins aux patients, ce qu’on appelle les missions de service public : une notion oubliée par Martin Hirsch, qui ne raisonne qu’en tableaux Excel… »

Emplois et RTT : 
la bombe à retardement

Si dans la réalité, les soignants des hôpitaux de l’AP-HP sont loin des 35 heures, ils ont bel et bien des jours de RTT (en moyenne, entre 20 et 24 jours par an). Sauf qu’ils ne peuvent pas les poser, faute de bras ! Ceux-ci s’accumulent donc dans des comptes épargne temps (CET) qui ne cessent de gonfler au fil des années. « Dans ce contexte, la RTT est quelque chose d’illusoire, témoigne Bruno franceschi. On cumule des jours, mais on ne peut pas les poser. Personnellement, j’ai un CET avec 45 jours et, rien que sur 2015, mon compteur d’heures explose… » 
Pour ce militant de la CGT qui siège au CTE (comité technique d’établissement) central, ce n’est pas la faute des 35 heures en tant que telles, mais bel et bien de la direction qui a mis en place cette réforme en 2002 sans adjoindre de personnels supplémentaires. « En 2002, quand l’accord sur la RTT a été signé, il manquait entre 4 500 et 5 000 personnels. Il était évident qu’on était assis sur une bombe à retardement. »
Aide-soignant aux urgences adultes du même établissement, Fernando n’est pas mieux loti. Employé dans l’équipe du matin, il travaille de 6 h 50 à 14 h 36. Mais ses journées ont tendance à s’allonger, faute de personnel en nombre suffisant. « Ce n’est pas rare que je reste jusqu’à 15 ou 16 heures. Hier encore, c’était le cas. On est à flux tendu en permanence. Pas une journée ne passe sans qu’il ne manque quelqu’un. » Comme son collègue, Fernando dispose de 40 jours sur son CET. Il y a quelques mois, lui en a monnayé quatre pour un total de 200 euros. « C’est toujours ça de pris, même si on se fait avoir, car les jours sont vendus comme une somme forfaitaire, qui dépend du grade que l’on occupe, mais qui est inférieure au taux horaire », explique Fernando.
Arborant un macaron « J’aime RTT », Solène Guillin, jeune infirmière de 25 ans affectée au service de médecine aiguë polyvalente en grande équipe, abonde : « Notre quotidien, c’est l’effectif minimum. Trois infirmières le matin et l’après-midi pour 30 patients. » Trop juste en cas de pépin. Ce qui arrive pourtant régulièrement. « Certains de nos patients, qui viennent pour beaucoup des urgences, ne sont pas stabilisés. On sort le chariot d’urgence de réanimation au moins une fois par semaine. Et, dans ces cas, les trois infirmières sont mobilisées autour du patient, ce qui signifie qu’il n’y a plus personne pour les autres », raconte l’infirmière.

Alexandra Chaigno, jeudi 21 Mai 2015, L'Humanité



« Prendre cinq minutes pour écouter, ça, on n’y arrive plus »

Quand elle est du matin, la jeune femme commence à 6 h 45 : « Pendant 30 minutes, on prend les transmissions des collègues, puis de 7 h 15 à 8 heures, je prépare les médicaments, vérifie les bilans sanguins à faire, etc. Ensuite, je pars faire mon tour jusqu’à 9 heures, heure du « staf » médical. Puis c’est parti jusqu’à 14 h 20 non-stop. Mais souvent, je pars au mieux à 16 heures… L’été, se souvient-elle, il m’est arrivé de faire 6 h 45-18 heures. Ces heures, ces jours, on les cumule vite, mais c’est comme si on s’asseyait dessus, vu qu’on ne peut pas les prendre… » Contrecoup de ce rythme effréné, la fatigue est latente. « J’ai 25 ans, je suis infirmière depuis trois ans et demi et je suis crevée », lâche Solène Guillin. « Quand on arrive à finir à l’heure, à partir à 14 h 30, ce qui est rare, on a une seule chose en tête, c’est aller se coucher ! Sortir le soir, c’est devenu difficile. Et cela engendre des tensions dans la vie privée », confie la jeune femme, qui affirme qu’elle ne restera pas infirmière toute sa vie. « Je touche 1 625 euros. Pour un début de carrière, c’est raisonnable. Mais quand on compare aux responsabilités qu’on a et au ratio d’heures qu’on fait, c’est dérisoire. Avant, on pouvait se raccrocher à la reconnaissance que nous offraient nos patients, mais ce n’est plus le cas. Comme on est de moins en moins disponible pour eux, ils sont de moins en moins contents. C’est frustrant », témoigne l’infirmière, qui repense à cette dame âgée qui était angoissée à l’idée de rentrer chez elle et avec qui elle n’a même pas pu échanger quelques mots. « J’ai la sensation d’avoir mal fait mon travail. Certes, les soins techniques sont faits. Mais prendre cinq minutes pour écouter, ça, on n’y arrive plus. On n’a plus du tout de relationnel. Ce n’est pas ça être infirmière. À l’école, on nous apprend la bienveillance, le “prendre soin”. Moi je n’ai pas l’impression d’être dans la qualité des soins… Alors oui, dans ce contexte, revoir l’organisation du travail passe mal, poursuit la soignante, également militante CGT. Quand on nous dit qu’on va travailler moins d’heures, ça sous-entend faire le même travail en moins de temps avec des jours de repos en moins. On va être plus malade que les patients », prévient-elle.

« En 2002, on avait prévenu 
qu’on allait droit dans le mur »

Comme dans tous les hôpitaux qui ont renégocié les 35 heures (c’est le cas de 45 % d’entre eux, qui ont en moyenne supprimé 5 jours de RTT), c’est chaque fois le même constat : faute de personnel en nombre suffisant, les salariés n’arrivent pas à prendre leurs jours de RTT, qui s’accumulent dans des CET. La solution que préconise Martin Hirsch est simple : travailler un peu moins chaque jour pour approcher des 35 heures. « Comme on ne pourra pas faire notre travail en 7 h 30, on restera plus longtemps pour faire les transmissions, au-delà de notre temps de travail. Car passer des patients à l’équipe suivante ne prend pas cinq minutes, surtout en réanimation, si vous devez expliquer le cas d’un patient qu’on vient de sortir d’un coma artificiel », argue Bruno Franceschi, déplorant que ce temps ne soit « pas reconnu ». Et de rappeler : « En 2002, on avait prévenu qu’on allait droit dans le mur. Et, aujourd’hui, on essaie de nous dire que puisqu’on n’arrive pas à prendre ces jours, c’est qu’ils ne servent à rien, c’est honteux. Martin Hirsch est sur une logique économique. Mais nous, les soignants, on prend en charge les patients quotidiennement. En plus de notre charge de travail, on doit faire face à une charge émotionnelle importante. Il faut pouvoir gérer la douleur, la souffrance. Les jours de RTT, ce n’est pas pour faire les soldes, c’est pour récupérer, retrouver un équilibre ! »
« Les personnels ont du souci à se faire, mais les patients aussi, craint Solène Guillin. Nos conditions de travail ont forcément une incidence sur les patients. Ce n’est pas en nous pressurisant encore plus qu’on aura une qualité de soins optimale. » Pour Dominique Zezima, secrétaire du syndicat CGT de Bicêtre, « c’est le rapport de force qui fera reculer les manœuvres de la direction ». Mais comme le souligne la jeune infirmière, « il faut que la population se sente concernée. C’est le dernier maillon de la chaîne, c’est elle qui risque de subir les contrecoups de cette réforme ».

Alexandra Chaigno, jeudi 21 Mai 2015, L'Humanité

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