Une semaine après la sortie sur les écrans de « La Tête haute », le film puissant d’Emmanuelle Bercot sur un ado ingérable qui se débat tant mal que bien dans la France d’aujourd’hui, une seconde fiction, présentée en compétition au Festival de Cannes, témoigne de la réalité brute (très brute) de l’Hexagone.
Dans la ligne de mire du cinéaste : le chômage et ses dégâts, l’horreur économique et ses conséquences, le travail qui rend fou et l’inacceptable devenu des normes.
Litanie de l’effroi
Il s’appelle Thierry et fréquente les bureaux de Pôle emploi depuis dix-huit mois interminables. Dix-huit mois à traquer les petites annonces et à peaufiner son CV de « senior » condamné au hors-jeu. Dix-huit mois à tenter d’oublier qu’hier, autrefois, il « gagnait sa vie » et pouvait miser sur l’avenir. Dix-huit mois à espérer, à combattre, à s’angoisser. Dix-huit mois à tenter de rester digne aux yeux de ses proches et à ses propres yeux.Quand Thierry, enfin, retrouve un boulot (vigile dans un supermarché pour un salaire que l’on devine de misère), d’autres « problèmes » surviennent. Chargé de surveiller les clients et les caissières, ce héros de notre (triste) temps se retrouve confronté à de sévères conflits moraux quand il s’agit pour lui de collaborer à une politique de dénonciation érigée en norme et à la loi du profit maximal.
Peut-on tout accepter pour garder son job ? Faut-il bousiller les plus faibles que soi pour espérer conserver la tête hors de l’eau et ne pas retourner dans la case chômage ?
Un film brutalement contemporain… Dans le bien nommé « La Loi du marché », Stéphane Brizé (« Mademoiselle Chambon », « Quelques heures de printemps ») met en scène au plus près un homme d’aujourd’hui, ballotté par une « logique » sociale, qui ne fait aucun cadeau à ceux qui se retrouvent au bord de la route, sacrifiés sur l’autel des restructurations économiques et de la rentabilité vraiment à tout prix.
Violence de son temps
Pour mettre en scène cette histoire simple et glaçante, le cinéaste refuse le misérabilisme, les surenchères et se concentre sur quelques « moments » (banals seulement en apparence) où le héros se cogne contre la violence de son temps : dans l’exercice de ses fonctions où il chasse plus pauvre que lui, face à ses banquiers qui l’étranglent, dans sa vie familiale où il convient de « faire bonne figure », malgré les dettes qui s’amoncellent et des lendemains qui ne promettent rien de bon.
Pour mener à bien l’aventure de « La Loi du marché », le cinéaste a opté pour des choix radicaux. En premier lieu, celui d’engager autour de son acteur principal (Vincent Lindon, bouleversant en homme « ordinaire » qui, envers et contre tout, tente de rester fidèle à ses valeurs) des comédiens non professionnels. Le cinéaste s’en explique :
« J’avais déjà fait tourner des non-professionnels dans des petites rôles avec, à chaque fois, le sentiment de me rapprocher d’une vérité qui est la chose qui m’intéresse le plus dans mon travail. »Il poursuit :
« Il fallait que je pousse le système encore plus loin en confrontant un comédien ultra confirmé à une distribution entière de non-professionnels. Avec l’idée d’entraîner Vincent Lindon dans des zones de jeu qu’il n’avait pas encore explorées. »Une affaire de cohérence
Cohérent avec son projet, auquel Vincent Lindon est étroitement associé puisqu’il coproduit le film, Stéphane Brizé a travaillé hors des « lois » usuelles du cinéma français.
Tourné avec une équipe technique restreinte, « La Loi du marché » a été financé avec un budget modeste (estimé autour d’1 million d’euros), les salaires du cinéaste et de l’acteur principal étant mis en participation alors que l’ensemble de l’équipe était rémunéré au tarif normal.
Une affaire de morale, ou peu s’en faut, pour un film important où fond, forme et mode de financement sont indissociables. Et peut-être un exemple à retenir pour la production cinématographique française ambitieuse, qui désire filmer « autrement » de vrais sujets.
Des chômeurs partout
Fait révélateur de l’époque, « La Loi du marché » n’est pas le seul film à s’être récemment intéressé à la question brûlante du travail – et de son absence. Ces dernières années ou derniers mois, plusieurs films ont zoomé sur le sujet.
Pour mémoire, revue partielle et partiale :
- « Le Couperet » de Costa Gavras (2005)
- « Ma part du gâteau » de Cédric Klapisch (2011)
- « La Mer à boire » de Jacques Maillot (2012)
- « Deux jours et une nuit » de Luc et Jean-Pierre Dardenne (2014)
- « Jamais de la vie » de Pierre Jolivet (2015)
- « Discount » de Louis-Julien Petit (2015)
L'Obs, Rue 89, Olivier De Bruyn, 19 mai 2015.
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