dimanche 1 novembre 2015

Jocelyne Streiff-Fenart : «La distinction entre réfugiés et migrants fait obstacle au débat démocratique»

Pour la sociologue Jocelyne Streiff-Fenart, cette bipartition arbitraire permet surtout de délimiter une frontière morale entre les « bons » et les « mauvais » migrants. 

Actuellement, une distinction juridique sépare le migrant économique du réfugié politique en Europe. En quoi, selon vous, cette distinction est-elle problématique dans la gestion des migrants ?

Cette distinction apparaît comme évidente, mais en réalité elle ne va pas de soi. Elle résulte d'une opération de catégorisation des migrants, parmi d'autres possibles, selon une logique administrative : en effet, elle permet de distinguer des ayants droit (accédant au statut de réfugié) d'autres personnes qui ne peuvent pas prétendre à de tels droits. Cette bipartition, pourtant, est difficile à appliquer dans de nombreux cas concrets. C'est pour cela que la Commission européenne a récemment décidé d'installer des « hot spots» aux frontières de l'Europe (Sicile, Lampedusa, Pirée...), afin de procéder à un tri entre ces deux types de migrants. Si des cas ambigus apparaissent, c'est parce que cette distinction ne peut être établie qu'en forçant la réalité. Sous l'étiquette de « réfugiés », on range des types de personnes très différentes.

Mais qui met-on précisément dans la catégorie « réfugiés » ?

À l'origine, la figure du réfugié est celle du militant persécuté en raison de son combat pour la liberté. C'est ainsi qu'il apparaît dans la Constitution de 1793, puis dans celle de 1946. C'est au titre d'un tel engagement qu'il obtient le droit d'asile. Mais on a mis par la suite, sous l'étiquette de « réfugié », des victimes « passives », ne manifestant aucun engagement : victimes de génocides ou apatrides chassés de leur État, comme les titulaires du « passeport Nansen » mis en place en 1922 par la Société des nations (Russes fuyant la révolution d'octobre, Arméniens fuyant le génocide, Juifs fuyant l'Allemagne nazie...), et, plus tard, les Tutsis et autres groupes humains voulant échapper aux persécutions. Enfin, on a placé dans la catégorie de réfugiés des personnes qui ne sont pas spécifiquement persécutées, mais déplacées à cause de catastrophes naturelles (réfugiés climatiques), ou de situations de guerre ou encore de chaos politique. On voit bien que le réfugié résulte de l'agrégation de différentes logiques.

Comment caractériseriez-vous cette opposition entre le réfugié et le migrant économique ?

Il me semble important de souligner que cette distinction n'est pas neutre : elle engage un ensemble de jugements politiques et moraux. L'ethnométhodologue américain Paul Jalbert avait montré comment, aux États-Unis pendant la guerre froide, une telle distinction était politiquement orientée : quelles que puissent être leurs motivations personnelles, les migrants provenant d'un pays sous régime communiste (comme Cuba) étaient automatiquement classés comme « réfugiés ». À l'inverse, des migrants venant d'Haïti étaient considérés comme des migrants économiques. Bien que dirigé par le cruel Duvallier, le pays était perçu comme autoritaire et non dictatorial, puisque non communiste, et dans la mesure où les États-Unis entretenaient de bonnes relations diplomatiques avec lui. Pour P. Jalbert, les migrants sont donc pris dans ce qu'il nomme des « paires catégorielles disjonctives » (expression qu'il emprunte à Harvey Sacks), où chaque partie de la paire implique un choix moral opposé à l'autre – ici le « bon » réfugié communiste et le « mauvais » migrant venant d'un pays libre. Un autre exemple de ce type de paires est, sous l'Occupation, la paire résistant/terroriste : le résistant s'autodésigne ainsi, mais le régime de Vichy le déclare terroriste.

Mais en quoi parler aujourd'hui de réfugiés et de migrants économiques nous amène-t-il, selon vous, sur le terrain moral ?

Pour moi, cette bipartition est encore une façon de faire le tri entre les « bons » et les « mauvais » migrants. Dans la période précédente, avant la récente crise des réfugiés syriens, les bons migrants étaient les migrants réguliers et les mauvais étaient les sans-papiers. Désormais, avec la distinction entre réfugiés et migrants économiques, on prend en compte la motivation des individus : la migration motivée par l'oppression se trouve du bon côté ; celle motivée par la pauvreté et par le choix de vouloir améliorer sa situation économique, du mauvais. En conséquence de quoi, le réfugié est jaugé à l'échelle de l'humanisme (et il a dès lors un droit inconditionnel à l'accueil), alors que le réfugié économique est jaugé à celle de l'utilitarisme. Une frontière morale est ainsi délimité, alors que toute une palette de raisons, toutes justifiables du point de vue des migrants, les poussent à quitter leur pays dans des circonstances toujours éprouvantes et dangereuses. En outre, l'arbitraire de cette distinction me semble évident. Par exemple, dans le débat public récent, les commentateurs en sont venus à évoquer l'intérêt économique d’accueillir des Syriens, présentés comme très diplômés...

Votre critique est-elle une façon de dénoncer l'absence de débat démocratique sur la question des migrants en France ?

Il me semble important de noter l'unanimité avec laquelle la distinction problématique entre réfugiés et migrants économiques a été reçue, à la fin de l'été, par la classe politique. La gauche et la droite l'ont toutes deux acceptée, et ont simplement débattu sur le fait de savoir s'il y avait, dans l'afflux massif de migrants cet été, plus de réfugiés ou plus de migrants économiques. Il serait préférable de faire émerger, sur ces questions, un débat démocratique érigé sur des bases rationnelles. Mais cela s'avère très difficile, parce que nous sommes dans un déni public permanent vis-à-vis des questions travaillées par les chercheurs. Leurs interrogations pourtant sont dépourvues de l'aspect émotionnel et passionnel mis en avant par les grands médias : quels sont les dangers de l'immigration ? La liberté de circulation est-elle possible ? À quelles conditions ? À l'inverse, l'opposition fictive entre réfugiés et migrants économiques ne nous aide pas à y voir plus clair, puisqu'elle ne fait que « moraliser » le débat. Pourtant, les migrants subsahariens venant chercher du travail en Europe ne sont ni plus ni moins moraux que ceux qui fuient la Syrie.

Sociologue, directrice de recherches émérite au CNRS, membre de l'Unité de recherche Migrations et société (Urmis).

14/10/2015, Propos recueillis par Régis Meyran, Sciences Humaines.

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