mardi 20 février 2018

Nikos Smyrnaios : « On va graver dans Internet une hiérarchie néolibérale des médias »

Loi sur les fake news, fin de la neutralité du Net… les gouvernements légifèrent sur Internet à tout-va, avec des conséquences dramatiques sur l’accès à une information pluraliste et, en toile de fond, des rapports de forces économiques. Décryptage avec le chercheur, spécialiste du journalisme en ligne et de l’usage des réseaux sociaux.


Emmanuel Macron a annoncé une loi pour combattre les fake news comportant quelques pistes comme une transparence du contenu sponsorisé. Qu’en pensez-vous ?


Nikos Smyrnaios Je suis favorable à une régulation accrue des plateformes et des réseaux sociaux numériques comme Facebook, YouTube ou Twitter. Leur imposer des obligations de transparence est une nécessité. Mais elle devrait s’étendre, au-delà des contenus sponsorisés en période électorale, à des domaines autrement plus stratégiques comme le fonctionnement des algorithmes, la nature et la quantité des informations collectées sur les utilisateurs et la manière dont elles sont exploitées, les pratiques d’évitement fiscal, des conditions de travail dans l’ensemble de cette chaîne de production, y compris chez les sous-traitants, etc. Chose qui évidemment n’est pas prévue dans la loi et reste très compliquée à implémenter. Par ailleurs, il existe déjà de multiples dispositions qui interdisent la diffusion de fausses informations comme celle qu’on trouve dans le Code électoral mais aussi dans la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Il y a plusieurs problèmes dans la proposition de Macron : pourquoi réduire le champ d’application à la campagne électorale et comment délimiter celle-ci ? Quelles élections seront concernées ? Enfin, l’idée de pouvoir saisir un juge en référé, capable de « supprimer le contenu mis en cause, de déréférencer le site, de fermer le compte utilisateur concerné, voire de bloquer l’accès au site Internet » est aussi problématique car elle touche aux limites de la liberté d’expression. On risque d’assister à des abus visant à éliminer les opinions qui ne conviennent pas à l’un ou l’autre acteur politique. Sans compter le fait que le juge n’a pas les moyens de vérifier la véracité d’une information dans l’urgence. Ça, c’est un métier, ça s’appelle le journalisme.

Certains pays comme l’Allemagne ont déjà fait passer ce type de loi…


Nikos Smyrnaios Oui, mais la loi en Allemagne concerne uniquement la diffusion du discours haineux, raciste et l’incitation à la violence, choses dont les juges ont l’habitude de s’occuper. Par ailleurs, elle n’est pas limitée à la campagne électorale et elle prévoit de grosses amendes pour des plateformes en cas de non-respect. Le but recherché est donc de pousser ces sites à agir de manière préventive. Le résultat est que les comptes de deux députés du parti d’extrême droite AfD ont été suspendus temporairement mais aussi celui d’un magazine satirique. Il peut y avoir des bavures quand les plateformes font du zèle pour préserver leur image sans qu’il y ait nécessairement intervention judiciaire. Le problème est que leurs décisions se prennent dans l’opacité et l’arbitraire le plus total. Autre exemple aux États-Unis, plusieurs sites d’information de gauche parmi lesquels les très sérieux et populaires Democracy Now ! et AlterNet, se sont vus relégués au fin fond de résultats de Google à la suite de mesures que celui-ci a prises pour contrer la désinformation. On peut voter toutes les lois qu’on veut, contre le racisme, le terrorisme ou les fausses informations, sans contrôle démocratique, leur mise en application se fera dans la boîte noire que sont ces plateformes.

(...)

L'Humanité, 09/02/2018.
Article intégral en ligne : https://www.humanite.fr

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