Dans son ouvrage "School Business", Arnaud Parienty dresse un constat inquiétant du poids de l’argent dans les parcours de réussite scolaire. Cours particuliers, stages de langue, prépas privées… L’accès à certaines filières et métiers dépend de plus en plus du porte-monnaie.
Ce
n’est malheureusement plus un scoop : la France possède l’un des
systèmes scolaires où l’origine sociale des parents compte le plus dans
la réussite des enfants. Être né dans un milieu social favorisé est un
passage quasi obligé pour avoir accès aux bons établissements et aux
formations d’excellence. Et pour cause : dans cette compétition
exacerbée, les cours particuliers, les « coachings » de langues et
autres prépas privées, au coût astronomique, tiennent désormais un rôle
crucial.
Ce
constat inquiétant a sauté aux yeux d’Arnaud Parienty, professeur
d’économie passé d’une ZEP à un des lycées d’Île-de-France les plus
huppés. Durant des mois, il a observé ce qu’il appelle le « school
business », véritable course effrénée à la réussite qui accentue les
inégalités avec les élèves des classes populaires et plus largement avec
ceux qui n’auront pas les moyens de suivre financièrement. Un phénomène
qui gangrène le système scolaire.
Interpellé par le comportement de ses élèves d’un lycée
parmi les plus favorisés de la région parisienne, Arnaud Parienty s’est
intéressé au business de l’école dont il a fait un livre (1). Entretien.
Vous êtes professeur d’économie dans le lycée le
plus favorisé de l’Île-de-France. Votre enquête a commencé par
l’observation de vos propres élèves. Qu’est-ce qui vous a tant surpris ?
Arnaud Parienty Lorsque je suis arrivé
dans cet établissement, j’ai été surpris par une élève qui me suppliait
de ne pas modifier l’emploi du temps. En fait, son propre emploi du
temps devenait incompatible avec celui du lycée. Elle suivait des cours
de soutien quotidiens après la classe. J’ai su par la suite que tous les
élèves un peu faibles faisaient cela. Et puis, en fin d’année, au
moment de l’orientation, des coachs m’ont interpellé par courriel, je ne
savais même pas qu’il en existait pour les lycéens, pour que je leur
fournisse des lettres de recommandation destinées à des grandes écoles.
Je me suis également aperçu que vingt élèves d’une classe où
l’enseignant posait problème suivaient des cours supplémentaires dans sa
discipline, pour compenser. Et puis, aucun ne s’interrogeait sur le
coût des études bien qu’ayant des projets hors norme, comme étudier en
Grande-Bretagne ou en Australie, ou intégrer des grandes écoles,
notamment de commerce, les plus chères. Je me suis dit qu’ils vivaient
dans un système scolaire parallèle. Ce système, je l’ai appelé le
« shadow school system », dans lequel, si les professeurs ne sont pas
particulièrement bons, on va chercher des béquilles dans le soutien
scolaire, s’orienter avec des coachs sur le modèle des cadres supérieurs
lorsqu’ils ont un problème psychologique ou de gestion de carrière.
Après le lycée, on opte pour le privé, plutôt hors contrôle de
l’éducation nationale, on effectue des allers-retours permanents avec
l’étranger, c’est pourquoi on est très bon en langues étrangères…
Ces comportements d’une classe privilégiée ne sont-ils pas anecdotiques ?
Arnaud Parienty Je suis convaincu que le
phénomène n’est pas anecdotique. L’évolution est générale, globale. Le
point de départ est la massification scolaire et non la démocratisation
scolaire, qui n’existe pas. La massification dans les conditions où elle
s’opère nourrit la concurrence. Elle devient même rude pour les
catégories favorisées sur le plan des revenus mais pas nécessairement
sur le plan culturel. Il n’y a plus d’automaticité à ce que les enfants
suivent la voie des parents. Il faut réunir beaucoup de capital
scolaire, beaucoup de travail, de suivi. Face à ce danger de
déclassement, ces familles mettent toutes les armes de leur côté en
utilisant le capital qu’elles ont, l’argent. Et puis, un autre aspect
renforce la concurrence. Je dresse un état des lieux très dur de
l’enseignement supérieur public qui, à mon sens, est symptomatique.
Depuis deux ans, on glorifie le maintien du budget de l’enseignement
supérieur, sauf que le nombre d’étudiants augmente ! Résultat : un
étudiant en fac de droit, par exemple, va bénéficier de seulement deux
ou trois TD par semaine, souvent surchargés, avec des chargés de TD
inexpérimentés. Pour faire des économies, on organise également des
examens sous forme de QCM, plus rapides à corriger… On met des jeunes
dans des situations vraiment critiques, d’où le phénomène du « tout sauf
la fac ». 90 % de mes élèves s’en détournent car leurs familles peuvent
payer.
Qu’avez-vous observé concernant le prix des formations ?
Arnaud Parienty Il y a gonflement des
tarifs des écoles mais étroitement lié à la hausse des coûts de
fonctionnement des établissements. D’énormes moyens informatiques,
notamment, sont mis à la disposition des étudiants. Pour assurer le bon
classement de l’école, on s’arrache les profs stars. J’appelle cela la
course aux étoiles. Les professionnels parlent, eux, de mercato, comme
dans le football. Aux États-Unis, des professeurs émargent à plus de
1 million de dollars, sans doute plus pour l’économiste vedette, Gregory
Mankiw, par ailleurs auteur de livres scolaires vendus 300 dollars aux
étudiants. Le marché et la concurrence en matière d’éducation
s’appliquent à deux domaines : les métiers qui font rêver et l’accès à
l’emploi dans les secteurs où il y a pénurie. À un bout de la chaîne,
l’école de pilotes de ligne qui, pour 90 000 euros et dix-huit mois de
formation, sans garantie d’emploi, offre le rêve. De l’autre, celle
d’aide-soignante, qui pour 2000 ou 2 500 euros, paie un accès à l’emploi
où il y a pénurie de professionnels. Toutes les formations du secteur
médical ou paramédical deviennent très chères. Les écoles de
kinésithérapeutes ont doublé leur prix en deux ans, passant à Paris de
6 500 euros à 13 000 euros. Et pour payer cette formation, le recours à
l’emprunt, qui se développe en France, n’est pas garanti. Une étudiante
brillante diplômée de l’École des mines s’est vu proposer deux prêts
pour financer un master dans une célèbre université américaine.
Inversement, de même que les petits acquéreurs de bien immobilier ont du
mal à trouver un prêt, un autre étudiant d’un milieu modeste s’est vu
refuser un prêt pour entrer dans une petite école hôtelière. Il a été
contraint de changer d’orientation.
Qui intervient dans le financement ? Vous citez
des fonds d’investissement, notamment Studialis, dont les propriétaires
possèdent la marque de prêt-à-porter C&A…
Arnaud Parienty Les familles ont peur du
chômage, elles sont stressées par la concurrence exacerbée, et comme
elles sont prêtes à payer, les entreprises et les fonds privés mettent
de l’argent sur la table. Les fonds d’investissement souvent
anglo-saxons s’intéressent à l’éducation comme ils se sont intéressés
aux services à la personne. Des chefs d’entreprise créent leurs écoles,
comme le patron de Free, persuadés d’être meilleurs que le secteur
public pour former les professionnels de leur domaine. De nombreuses
start-up investissent ce marché. La France est en pointe dans le secteur
très dynamique de l’« ed.tech », les nouvelles technologies appliquées à
l’éducation. Il y a une demande, l’offre suit, c’est la logique du
capitalisme. Et il faut le savoir : les entreprises anglo-saxonnes
d’éducation, dont les chiffres d’affaires atteignent des milliards de
dollars, désignent la France comme cible privilégiée de leurs marchés…
Arnaud Parienty
Professeur d’économie
Entretien réalisé par
Sylvie Ducatteau
Mercredi, 9 Septembre, 2015
L'Humanité
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