Avec Pierre Kahn , professeur des universités émérite, Catherine Chabrun , militante pédagogique, rédactrice en chef du Nouvel Éducateur, Ruwen Ogien , philosophe, directeur de recherche au CNRS et Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU.
- L’enseignement moral et civique à l’école est légitime par Pierre Kahn, professeur des universités émérite, coordonnateur du groupe d’experts attaché à la conception du programme d’enseignement moral et civique auprès du Conseil supérieur des programmes.
L’enseignement moral et civique (EMC) mis en place dès cette année
du CP aux classes terminales a-t-il lieu d’être ? Répondre le plus
clairement possible à cette question demande d’abord de la subdiviser.
1) Un enseignement moral et civique à l’école, en son principe, est-il
légitime ? 2) Le nouveau programme d’EMC correspond-il à ce qu’on est en
droit d’en attendre ? À ces deux questions, je réponds par
l’affirmative.
Oui, l’enseignement moral et civique à l’école, en son principe,
est légitime. C’est une vérité qu’on connaît au moins depuis Durkheim :
toute société est intéressée à la formation de sa jeunesse aux valeurs
qui la constituent, parce que toute société a le souci vital de sa
perpétuation. La nôtre ne fait évidemment pas exception à la règle. On
n’éduque pas, écrivait Ferdinand Buisson, un républicain comme on éduque
un catholique : certes, mais on l’éduque néanmoins.
Quant au programme d’EMC, il a précisément été conçu comme un
projet conforme à ce que doit être une République démocratique moderne.
Il insiste sur la dimension sensible de la vie morale, en cherchant
à développer les capacités d’empathie, de bienveillance et de souci des
autres ; il insiste également sur le rapport instituant, et non
seulement subi, aux règles ; également encore sur le principe d’égale
considération des personnes. Il prend acte du fait et de la valeur de la
pluralité des convictions, des croyances et des modes de vie. Il parie
sur l’idée que c’est en mesurant leurs jugements à ceux des autres, dans
des situations de classe qui le permettent, que les élèves pourront
construire du commun et reconnaître la valeur de règles du jeu civique
partagées par tous. Telle est d’ailleurs la meilleure façon et la plus
universellement acceptable de faire vivre à l’école la laïcité.
Implications philosophiques d’une mesure gouvernementale
Mercredi, 9 Septembre, 2015
L'Humanité
En ce sens, même les « anti-Charlie » doivent pouvoir s’exprimer à
l’école, exactement pour les mêmes raisons que l’erreur y est permise.
Il ne s’agit pas, bien entendu, de laisser s’énoncer tous les discours
de façon brute mais d’instaurer les conditions d’échange qui les
obligent à se confronter à d’autres discours,
à formuler des arguments
audibles par tous, à entendre des arguments opposés et à s’efforcer d’y
répondre.
Il s’agit en somme d’engager avec tous les élèves, quoi
qu’ils pensent, le rapport « dialogique » faute duquel l’enseignement
moral ne sera jamais qu’une exhortation moralisatrice inutile. C’est en
instaurant ce dialogue, en en fixant les règles, en faisant vivre les
normes que sa mise en œuvre présuppose (égalité des participants, écoute
de l’autre…) et en n’en excluant a priori personne que l’école pourra
espérer contribuer à construire ce que Dominique Schnapper appelle la
« communauté des citoyens ».
C’est là un programme assurément ambitieux, mais à la hauteur des
enjeux actuels de la formation de l’homme et du citoyen. L’argument
qu’on lui oppose parfois est qu’il est contredit par la réalité même de
l’école, fondée sur la compétition, les classements et l’expérience de
l’injustice scolaire Mais cela revient à entériner l’état de fait qu’on
prétend dénoncer. Faudrait-il donc ne jamais rien essayer de changer au
motif que le changement est toujours partiel et heurte la « logique du
système » ? Concédons toutefois à cette critique sa part de vérité :
l’EMC ne pourra véritablement, à sa modeste place, contribuer à combler
certaines des lignes de faille qui lézardent la société française que si
l’école qui le porte se préoccupe réellement d’être plus juste et ne se
contente pas de faire de l’égalité un mot d’or inscrit sur ses
frontispices.
- La morale ne s’enseigne pas, elle se vit par Catherine Chabrun, militante pédagogique, rédactrice en chef du Nouvel Éducateur.
La morale, comme la citoyenneté, ne peut être une matière en soi
transmise pendant une heure de cours, avec prises de notes ou petits
résumés qui seraient reversés lors d’une évaluation. Ce sont les
vecteurs des principes, des valeurs de notre société, des réflexions sur
le monde qui se construisent, s’exercent, se vivent avec ses pairs que
ce soit dans la société ou dans un groupe d’enfants comme à l’école.
C’est le rôle de l’enseignant de faire de la classe un milieu
social où l’enfant s’exerce à agir et à penser en être humain et en
citoyen. Pas si évident, car pour lui, l’enfant est encore trop souvent
réduit à un rôle d’élève obéissant, à un « vase à remplir ».
Certains intellectuels, politiques ou experts… déplorent l’absence
de réflexion, d’esprit critique de nos concitoyens qui, emportés par le
flux de l’immédiateté, ne réagissent que sur le coup de l’émotion
provoquée par des chiffres ou des images. Constat que les médias
utilisent et nourrissent, un cercle vicieux. Ils dénoncent
l’individualisme, le repli sur soi, la peur de l’autre, de l’étranger
qui entraînent de leur part des réactions extrémistes éloignées des
principes et des valeurs humanistes qui devraient être au cœur de
l’école.
Car n’oublions pas, ces citoyens étaient à l’école il y a quelques
années, dix ans… voire quelques décennies. Certes, elle n’est pas la
seule responsable, mais étant fille et mère de la société elle en prend
une bonne part, notamment avec :
– la reproduction des inégalités sociales qu’elle transforme en
inégalités scolaires avec si peu de mixité (sociale ou scolaire) dans
les classes et dans les établissements qu’une partie de la jeunesse en
sortira démunie, frustrée et humiliée ;
– la transmission des savoirs basée uniquement sur les fonctions
intellectuelles reconnues, méprisant ainsi les cultures et les vécus de
chacun, qui provoque chez beaucoup d’enfants un sentiment de rejet et
d’injustice souvent révélé à l’entrée au collège par le décrochage
scolaire et des comportements violents ;
– la compétition omniprésente qui isole l’individu au détriment du
vivre-ensemble et renforce l’individualisme d’autant plus néfaste
aujourd’hui qu’il n’est plus contrebalancé par la solidarité qui
existait autrefois, par exemple au sein de la classe ouvrière ;
– l’orientation professionnelle précoce qui exclut un grand nombre
d’élèves des temps d’enseignement réservés à la compréhension du monde
et de l’humanité.
Le ministère a lu les différents rapports et études sur l’école, il
a entendu les difficultés des enseignants après les événements de
janvier, il devait apporter une réponse, le programme d’enseignement
moral et laïque paru en ce début d’été en est une.
Je l’ai lu. Je pourrais résumer ainsi ma lecture : les classes en
pédagogie coopérative font déjà de « l’enseignement moral et civique »,
mais ce n’est pas un enseignement en soi, c’est un exercice au quotidien
de pratiques permettant la construction pas à pas d’une citoyenneté
humaniste à l’école.
Utopiste, je me suis dit qu’il suffirait que toutes les classes du
premier et du second degrés aient des pratiques coopératives pour que
tous les enfants et adolescents soient dans cette situation idéale !
Mais la réalité m’a secouée en lisant ce passage du décret : cet
enseignement moral et civique suppose « une école à la fois exigeante et
bienveillante qui favorise l’estime de soi et la confiance en soi des
élèves, conditions indispensables à la formation globale de leur
personnalité. Cet enseignement requiert de l’enseignant une attitude à
la fois compréhensive et ferme. À l’écoute de chacun, il encourage
l’autonomie, l’esprit critique et de coopération. Il veille à éviter
toute discrimination et toute dévalorisation entre élèves ».
On en est loin, notre école n’est guère bienveillante et
encourageante : comparaison, compétition, pression, humiliation,
stigmatisation, sentiment d’échec, fatalisme, orientation non choisie…
« L’enseignement moral et civique » reste insuffisant – même à la
manière des classes coopératives – si les principes fondamentaux de la
République et les finalités émancipatrices de notre système éducatif ne
sont pas au cœur de la réflexion et de l’engagement des enseignants et
des cadres de l’éducation nationale. Il est donc indispensable que le
ministère se préoccupe sérieusement et rapidement de leur formation.
C’est urgent, l’enfant qui entre à l’école aujourd’hui sera le citoyen de demain.
Allez, restons utopistes !
- La morale contre l’« ennemi intérieur » par Ruwen Ogien, philosophe, directeur de recherche au CNRS.
L’idée qu’un enseignement moral et civique doit être une pièce
essentielle des projets dits de refondation de l’école a resurgi au
ministère de l’Éducation nationale après les tueries de janvier 2015 au
siège de Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher de Vincennes.
Cette idée avait sombré dans une sorte de coma après le départ de
Vincent Peillon, qui voulait imposer l’enseignement de la morale
« laïque » à l’école républicaine comme remède à tous ses maux
supposés : incivilités, rejet de l’autorité, échec scolaire, etc.
Elle est revenue dans une version plus « soft » et apparemment plus consensuelle.
La morale « laïque » n’est plus évoquée explicitement (un bon moyen
de se débarrasser de l’obligation de dire en quoi elle consiste
exactement et en quoi elle se distingue de la morale « non laïque »).
Mais l’idée sous-jacente reste la même et la question qu’elle soulève
aussi.
Dans toutes les écoles de la République, une instruction civique
est dispensée. Elle initie les élèves au fonctionnement des institutions
démocratiques. Elle définit leurs devoirs mais aussi leurs droits et
leurs libertés (ce qu’il ne faudrait surtout pas oublier !)
Personne n’a jamais contesté l’utilité de ce programme. Pourquoi
faudrait-il le compléter par des cours de morale, une discipline dont il
n’existe aucune définition qui fasse l’unanimité et dont on se demande,
depuis Platon, si elle peut vraiment s’enseigner ?
Pendant très longtemps, ce supplément de travail pour les
professeurs et les élèves était justifié par des considérations
ultra-patriotiques.
Grâce à l’éducation morale, disait-on, les enfants de la République
deviendront des braves petits soldats, courageux et disciplinés,
bouleversés à la vue du drapeau national, connaissant la Marseillaise
par cœur, prêts à verser l’« impôt du sang » pour défendre la patrie
contre ses ennemis extérieurs.
Ces idées n’ont plus cours, semble-t-il, dans les bureaux des ministères de l’Éducation nationale.
Une certaine forme de paranoïa continue cependant d’inspirer les
projets moralistes qui s’y forment. Mais au lieu d’être dirigés contre
des ennemis extérieurs, ils visent désormais un ennemi intérieur.
Quel ennemi ? Dans certaines déclarations publiques, il est assez
clairement désigné. Il s’agit de ceux « qui ne partagent pas les valeurs
de la République ». Qui sont ces réfractaires ? Les monarchistes, les
traditionalistes, les catholiques intégristes, qui n’ont jamais accepté
les valeurs liberté ou égalité ? Les fanatiques des marchés qui
rejettent la valeur fraternité ?
Non, bien sûr ! En réalité, « ceux qui ne partagent pas les valeurs
de la République » est un nom de code qui sert à désigner une
population désavantagée socialement, stigmatisée par un flot incessant
de propos alarmistes sur le « refus de l’intégration » ou la montée du
« fondamentalisme religieux ».
En fait, derrière le projet de restaurer des cours de morale à
l’école, plusieurs idées différentes se bousculent. L’une des plus
récurrentes consiste à supposer qu’un tel enseignement pourrait
permettre de « civiliser » ces nouveaux « barbares ».
C’est pourquoi ce projet repose finalement sur une conception du monde profondément conservatrice.
Pour les conservateurs, en effet, le problème principal de notre
société, c’est le soi-disant conflit de valeurs entre « civilisés » et
« barbares » et non l’existence d’un système économique et social
particulièrement injuste qui exclut des milliers de jeunes n’ayant pas
la « chance » d’avoir la couleur, le nom ou la religion qu’il faut.
En instaurant un enseignement visant à transmettre des « valeurs
morales » à ceux qui, prétendument, ne les partagent pas, le ministère
de l’Éducation nationale prend le risque de consacrer l’hégémonie de ces
idées conservatrices.
C’est une tendance qu’il faut, je crois, essayer de combattre sans se lasser.
Auteur de La guerre aux pauvres commence à l’école.
Sur la morale laïque, Grasset, 2013.
- Beaucoup de bruit pour rien ? par Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU
Cet enseignement remplace en fait l’instruction civique dans le
primaire et se substitue à l’éducation civique, juridique et sociale
dans le secondaire. Il ne s’agit donc pas d’une nouveauté, même si l’on
souhaite lui faire revêtir une autre forme. Du CP à la terminale, il
bénéficie d’horaires propres, à raison d’une heure par semaine en
primaire et de deux heures par mois dans le secondaire. Enfin, pas
partout puisque le financement n’a pas été prévu pour les séries
technologiques ni professionnelles. Pourtant, les discours nous assènent
que tous les jeunes sont concernés…
Lors du CSE du 10 avril dernier, ce texte n’avait pas été approuvé
majoritairement et toutes les organisations représentant les personnels
en avaient demandé le report à la rentrée 2016, soit en même temps que
l’ensemble des nouveaux programmes. Mais le ministère a préféré un texte
insuffisamment abouti pour cette rentrée plutôt que de se donner le
temps d’en affiner la rédaction. Il est clair que cette option a pour
objectif essentiel de rassurer les familles et l’opinion sur la prise en
charge par l’école d’un tel enseignement particulièrement en réponse
aux attentats de janvier dernier. Le temps politique, une fois encore, a
été privilégié au détriment du temps éducatif nécessaire pour
stabiliser ces programmes. Or, pour réussir l’écriture d’un tel texte,
pour qu’il soit en phase avec les objectifs de l’école, les exigences de
la société et les impératifs pédagogiques, il faut accepter de prendre
le temps nécessaire. Il est également indispensable que les conditions
de mise en œuvre soient réunies, ce qui n’est pas le cas à cette
rentrée. Où sont par exemple les formations et les ressources promises ?
Cet enseignement donnera-t-il lieu à évaluation, ce qui pose la
question de savoir comment évaluer l’esprit critique et la réflexion
éthique personnelle ? Qu’est-ce qui sera pris en compte dans
l’évaluation du brevet des collèges ?
Mais peut-être aussi le ministère n’a-t-il pas voulu que
s’éternisent davantage des débats compliqués et parfois conflictuels.
Laïcité, morale, formation des citoyens, esprit critique, autant de
notions complexes, parfois sujettes à controverse. L’école est au cœur
des difficultés que rencontre notre société. Mais les événements
tragiques de janvier nous ont rappelé combien il est nécessaire et
urgent de mener ces débats et de permettre à l’école de jouer tout son
rôle. Il va de soi que l’école se doit d’enseigner les valeurs de la
République, la prise de conscience progressive par les élèves de leurs
responsabilités dans leur vie personnelle et sociale, le vivre-ensemble
dans le respect des différences et des points de vue de chacun.
Cependant, il ne faudrait pas s’illusionner sur l’effet de cet
enseignement comme s’il pouvait à lui seul régler tous les problèmes de
notre société. Par ailleurs, plutôt que d’imposer une morale officielle,
l’objectif doit être de permettre à chaque élève et à chaque individu
en devenir, quelles que soient ses origines, sa culture, ses références
religieuses, philosophiques ou politiques, de reconnaître la part
d’universel qui nous rassemble.
Alors beaucoup de bruit pour rien ? Il faut souhaiter que non car
le sujet est sérieux. Mais loin des cours théoriques sur les valeurs et
principes de notre République, il ne s’agit ni plus ni moins que de
savoir comment on permet à chaque élève de se construire comme individu
respectueux des autres, et d’apprendre à faire société.
Implications philosophiques d’une mesure gouvernementale
Mercredi, 9 Septembre, 2015
L'Humanité
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire