Ken Loach s’attaque une nouvelle fois aux dégâts causés par l’ordre néolibéral, chargeant le propos au risque d’en réduire la portée.
Fidèle
à lui même, Ken Loach, 83 ans, continue de fustiger le démantèlement de
l’état social britannique par un ordre néolibéral qui dissout les
solidarités collectives et pèse sur les épaules des plus vulnérables.
Après Moi, Daniel Blake (2016), qui retraçait le combat d’un
accidenté aux prises avec des dispositifs d’aide sociale rendus
illisibles et culpabilisants, Sorry We Missed You s’attaque
cette fois au phénomène dit « d’ubérisation du travail », lié aux
nouveaux outils numériques. Cette logique est bien connue pour son tour
de passe-passe pernicieux, qui consiste à rhabiller le salarié en
« autoentrepreneur » corvéable à merci, endossant lui-même les risques
et les charges de son activité, ainsi amené à prendre part à sa propre
exploitation. Afin d’en détricoter les rouages, Loach et son scénariste
Paul Laverty empruntent de nouveau les chemins de la chronique
documentée, assumant pleinement sa forme didactique, formule qui est
devenue, en quelque sorte, leur marque de fabrique.
Ricky (Kris Hitchen) et Abbie (Debbie Honeywood) sont installés avec leurs deux enfants à Newcastle, au nord-est de l’Angleterre, et tentent de redresser la barre après une faillite, suite à la crise des subprimes. Ricky, ouvrier du bâtiment au chômage, originaire de Manchester, décide de se lancer à son compte dans une microentreprise de livraison à domicile, mais au sein d’un centre de tri pratiquant une sous-traitance concurrentielle impitoyable entre ses chauffeurs. Ne comptant pas ses heures, l’homme enchaîne les courses, sous la loi d’airain d’un boîtier électronique qui piste ses moindres faits et gestes, enregistre ses performances, et ne lui laisse jamais plus de deux minutes pour souffler. Abbie, de son côté, pratique le service à la personne, auprès de « clients » grabataires ou lourdement handicapés, rémunérée à la tâche pour des horaires morcelés. Tous deux ont à faire à une parcellisation du travail, qui, s’infiltrant partout, le dispute de plus en plus au quotidien, à l’intimité, à la vie de famille, bientôt en voie d’implosion.
Des portraits hauts en couleur
Sorry We Missed You
(d’après le petit mot que déposent les livreurs quand le client n’est
pas chez lui) vaut avant tout pour la clarté et la précision de son
constat quant au pacte faustien qu’ont pris les nouvelles formes du
travail, régies par un langage trompeur (on ne dit plus « travail »,
mais « mission ») ou des logiciels qui s’évertuent à en gommer toute
dimension humaine. Au cours de cet état des lieux, qui prend parfois des
formes pédagogiques, on retrouve tout ce qui fait l’épaisseur du
meilleur cinéma de Loach : la forte empreinte documentaire, le choix de
comédiens criants de naturel, le goût pour leur gouaille « geordie »
(accent typique des régions du nord-est), la part éminemment affective
des relations qui se nouent ou se dénouent à l’écran.
Le
sujet de l’ubérisation offre d’abord au cinéaste un véhicule pour
explorer la société de Newcastle, les courses de Ricky et Abbie donnant
lieu à toute une série de portraits hauts en couleur, tour à tour drôles
(le supporter du club de foot local face à un Ricky indécrottablement
pro-Manchester), ou déchirants (une vieille dame se remémorant la grande
grève des mineurs de 1984). Une collection de gens seuls, atteints,
vulnérables, isolés les uns des autres, montrant à quel point la société
était déjà éclatée, parcellisée, avant même de faire le lit de cette
ubérisation.
D’où
vient alors que le film ne convainc pas jusqu’au bout ? Dans son
dernier tiers, l’état des lieux cède place à la démonstration,
l’observation à la volonté de discours et le réalisme au mélodrame
social. Voulant prouver que la numérisation des tâches détruit jusqu’au
corps des néosalariés, Loach et Laverty ne cessent d’accumuler les
épreuves que traversent leurs personnages, basculant alors dans une
logique du pire quelque peu artificielle. Les personnages cessent alors
d’en être, pour relayer des énoncés et accomplir le tour final du
scénario. La fin clairement ratée, comme un baisser de rideau trop sec,
indique un tour de force, de la part des auteurs, là où le constat
n’appelait pas forcément de conclusion tranchée. Celle-ci ne doit
néanmoins pas faire oublier la réponse qu’a su apporter le film, dans
ses meilleurs moments, aux froids mécanismes qu’il dénonce : le respect
du droit fondamental des êtres à apparaître tels quels, dans toute leur
épaisseur et leurs aspérités, devant la caméra.
Source : Le Monde,
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