dimanche 10 janvier 2016

Plus d’humain et de culture dès le plus jeune âge

Cela fait cent cinquante ans que les sciences du vivant s’intéressent à la question du développement. Des milliers d’études réalisées, une seule certitude a pu être conquise : pour bien grandir, l’enfant a besoin d’humain et de culture. Comme l’ont montré les premiers travaux des psychanalystes René Spitz ou John Bowlby, nourrir le corps ne suffit pas. Pour se développer, petit homme a besoin qu’on stimule sa psyché. Dès la naissance, il a besoin qu’on l’aime, qu’on lui parle, qu’on le regarde, qu’on le rassure, qu’on joue avec lui. Il a besoin de parents, d’enseignants, de présences tutélaires. Il a besoin d’autres enfants.


A l’aune de ce consensus, deux désastres s’annoncent. Le premier concerne la substitution progressive à la présence humaine d’un incroyable fatras de prothèses numériques. Une tablette pour anesthésier les explorations d’un bébé trop vivant, une télé pour abolir les sollicitations envahissantes d’un enfant chronophage, un smartphone pour asservir l’agitation créative d’un galopin fertilisé d’ennui, un ordinateur pour ébaudir l’écolier réfractaire, etc. ; et, bien sûr, pour justifier le tout, une armée d’experts complaisants, aussi agiles à protéger leur progéniture de cette folie qu’à s’assurer une confortable ­notoriété en vantant partout le génie de ces formidables outils.
Comment peut-on sans honte proférer de telles impostures ? Comment peut-on laisser croire qu’un écran pourra jamais approcher la puissance onto­génétique d’un parent attentif, d’un enseignant compétent ou d’un copain de jeu ? Comment peut-on imaginer que l’impact profondément négatif de tous ces gadgets sur le volume et la qualité des relations interpersonnelles précoces n’affectera pas le développement émotionnel, social et cognitif de l’enfant ? Comment peut-on suggérer qu’une promenade virtuelle sur tableau blanc interactif pourra un jour se substituer, même de loin, à la visite charnelle d’une œuvre d’art ou d’un site historique ?
CC0 Public Domain
 Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences (Inserm-CNRS). Joël Jouanneau, auteur et metteur en scène de théâtre. Anne-Laure Rouxel, chorégraphe.
Le Monde, 05/01/2016. 


 

Substituts humains

Etude après étude, les preuves s’amoncellent pour montrer la toxicité de tous ces substituts humains. Dernier élément publié, une étude PISA indiquant que les élèves qui utilisent le plus les technologies numériques dans le cadre scolaire obtiennent les résultats les plus déplorables (à l’opposé des enfants qui ont les enseignants les plus qualifiés). Une observation qui fait suite à une incroyable litanie de recherches académiques montrant l’effet fortement délétère des écrans récréatifs (smartphones, télé, jeux vidéo, etc.) sur la réussite scolaire, le langage, ­la créativité, la tolérance à l’effort et l’attention ­­­en­dogène (radicalement différente de l’attention réactive sollicitée par les jeux vidéo ou la télé).
Pour enfoncer encore le clou du désastre, cette fureur numérique a trouvé un allié : la baisse globale des budgets culturels alloués au jeune public, via notamment le levier territorial. A terme, pour ce dernier, cela signifie moins d’humain, moins de temps partagé et moins de transmission. Or, à l’opposé des péroraisons utilitaristes sur le primat des « savoirs fondamentaux », on sait depuis longtemps l’importance capitale des stimulations culturelles précoces pour le devenir existentiel de l’enfant. On ne le répétera jamais assez : cette culture humaniste, souvent taxée d’élitiste par ceux-là mêmes qui en maîtrisent le mieux les codes, n’est pas un luxe de classe ou un simple facteur de croissance économique. Elle est une nécessité développementale primaire.
Parce que la culture donne forme à l’esprit, écrivait le psychologue américain Jerome Bruner il y a trente ans ; parce que le cerveau ne se câble pas de la même façon lorsqu’il est nourri ou privé de cette manne, confirment aujourd’hui les neurosciences.

L’impact sur l’architecture cérébrale

Les vrais mutants dont on nous parle à longueur de médias, ce ne sont pas ces pauvres digital addicts ; ce sont tous ces enfants privilégiés, nourris d’art et de lettres, promenés de galeries en musées, initiés dès le plus jeune âge aux richesses de la musique, du théâtre, du chant, des contes et de la danse. Ces activités ont sur l’architecture cérébrale un impact autrement plus positif que la télévision (fût-elle Arte), une tablette ou Super Mario. Elles soutiennent directement le développement du langage, de l’intelligence, de la créativité et de nombreuses compétences transférables dont plusieurs études récentes ont montré le rôle fondamental pour la réussite scolaire à long terme. Citons, en particulier (non, ce ne sont pas des gros mots) : l’autodiscipline (dont le pouvoir prédictif est deux fois supérieur à celui du QI), le goût de l’effort (notamment intellectuel) et la persistance (comprise comme capacité à travailler sans récompense immédiate, en vue d’un but lointain).
Méthodiquement, les familles aisées offrent à leur progéniture toute la palette des potentialités développementales ci-dessus évoquées. Ce n’est pas le cas des foyers défavorisés. Ceux-ci n’ont avec ces pratiques qu’une relation lointaine. Ils sont chiches de stimulations, de mots, d’histoires, de poèmes et d’excursions culturelles. Heureusement, dans nombre de structures (crèches, écoles, centres de loisirs, etc.), des programmes sont mis en place pour compenser le préjudice. Des sorties sont organisées au musée, à la bibliothèque, au théâtre ou à l’opéra. Des intervenants compétents orchestrent l’apprentissage fécond d’activités artistiques et littéraires. Bien sûr, le résultat reste décevant. Mais cela n’est pas dû à l’inanité de la démarche. Cela tient au double ­caractère tardif et insuffisant de l’effort déployé.

Faire plus et plus tôt

Pour que l’approche fonctionne, il faut faire plus et plus tôt. Ce n’est pas au collège ou au lycée qu’il faut intervenir ; c’est dans les crèches et les maternelles. C’est là, et là seulement, que l’on pourra se substituer réellement aux carences familiales en imprégnant précocement l’enfant de langage, d’appétence et de curiosité. Dès le plus jeune âge, il faut mettre petit homme en présence de poètes, d’écrivains, de musiciens, de conteurs, de metteurs en scène, de chorégraphes, de peintres, de danseurs, de comédiens et de marionnettistes. Il faut l’inciter à faire, à explorer, à sonder tant ses univers intérieurs que la richesse du monde. Il faut l’élever (quel joli mot !) en fertilisant son cerveau balbutiant d’un terreau culturel pléthorique.
La refondation des rythmes scolaires pourrait servir de base à cette belle ambition. Ne pourrions-nous pas, plutôt que de dilapider des milliards dans des technologies numériques aux rendements incertains (et au mieux marginaux), investir dans l’humain et la culture afin de lutter vraiment contre les inégalités sociales et donner à tous nos enfants, d’où qu’ils viennent, la même chance de grandir ? Il faudrait vraiment que nos fanatiques de la calculette à courte vue comprennent que ces dépenses précoces ne sont pas gaspillées. Elles représentent, comme l’a démontré l’étude américaine Perry Pre­school, par exemple, d’immenses économies à venir pour nos systèmes judiciaires et de prise en charge des ­enfants en difficulté. En dépensant un peu aujourd’hui, on économisera beaucoup demain.

Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences (Inserm-CNRS). Joël Jouanneau, auteur et metteur en scène de théâtre. Anne-Laure Rouxel, chorégraphe.

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