jeudi 12 octobre 2017

« Pauvreté et peine de mort sont inextricablement liées »

Aujourd’hui, quatre-vingt-sept pays appliquent encore la peine de mort. Les militants contre la peine capitale Florence Bellivier et Dimitris Christopoulos expliquent, dans une tribune au « Monde », qu’elle vise surtout les plus démunis.


« Notre système judiciaire vous traite mieux si vous êtes riche et coupable que si vous êtes pauvre et innocent », explique à l’envi Bryan Stevenson de l’ONG Equal Justice Initiative. C’est un bon résumé d’une certaine justice américaine.
Ce constat glaçant vaut malheureusement sous d’autres latitudes. Pauvreté et peine de mort sont inextricablement liées, et ce, aux quatre coins du globe. En plus donc d’être un châtiment inhumain, inefficace et irréversible, la peine capitale se révèle profondément injuste et discriminatoire. La 15e Journée mondiale de lutte contre la peine capitale, le 10 octobre, le montrera amplement.


Car les faits sont là, implacables. Aux Etats-Unis, 95 % des condamnés végétant dans le couloir de la mort proviennent de milieux défavorisés selon Equal Justice Initiative. Leurs avocats commis d’office n’ont souvent pas les moyens de diligenter les expertises génétiques ou balistiques à même de démonter la version de l’accusation…
Même constat saisissant en Inde. Là-bas, 74 % des condamnés à mort sont « économiquement vulnérables », selon une étude récente de l’université de New Delhi. Parmi eux, 20 % n’ont jamais été scolarisés.

Le code pénal vietnamien, dans sa version de juin 2017, prévoit que les personnes condamnées à mort pour corruption mais pouvant rendre 75 % de la somme qu’elles ont gagnée par leur forfait, verront leur peine commuée en réclusion à vie
En cause, là encore, une représentation légale largement défaillante. Alors que la loi prévoit l’accès à un avocat avant toute première comparution, 89 % des condamnés à mort affirment ne pas y avoir pas eu droit. Consciente de ce biais, la Cour suprême d’Inde a considéré dans un arrêt de 2013 que la pauvreté devait être considérée comme une circonstance atténuante (Sunil D. Gaikwad contre l’Etat de Maharashtra). Dans cette affaire, les juges ont d’ailleurs commué une condamnation à mort en prison à vie. Modeste victoire, toutefois, puisque le châtiment suprême est toujours en vigueur.
Autre pays, autre contexte… mais des discriminations aussi criantes : au Nigeria, les plus pauvres sont, là encore, les premières cibles de la peine capitale comme le montre une enquête de l’ONG Legal Defence and Assistance Project. Son secrétaire général, Chino Obiagwu, résume ainsi la situation : « La question de la culpabilité est presque secondaire dans notre système pénal. Il s’agit de savoir si vous pouvez vous maintenir à l’écart du système judiciaire en payant la police au stade de l’enquête, en payant un avocat pour vous défendre ou en payant pour avoir votre nom sur la liste de ceux éligibles à une grâce. »

L’Europe sort épargnée – à l’exception du « cas » biélorusse

En Arabie saoudite, ce sont les travailleurs migrants qui sont tout particulièrement visés par le châtiment suprême. Rien de surprenant : ils sont ostracisés du fait de leur nationalité étrangère, maîtrisent mal la langue et n’ont souvent pas les moyens de s’acquitter la diyat – la somme à verser à la famille de la victime pour qu’elle demande l’annulation de l’exécution.
Cette situation ne concerne évidemment pas les plus pauvres, généralement pas coupables de corruption, mais illustre bien l’impact de la situation sociale dans le fait d’être ou non exécuté. Le code pénal vietnamien, dans sa version de juin 2017, applicable à partir de janvier 2018, prévoit que les personnes condamnées à mort pour corruption mais pouvant rendre 75 % de la somme qu’elles ont gagnée par leur forfait, verront leur peine commuée à la réclusion à vie.
L’Europe sort épargnée de ce macabre tour du monde. Et pour cause, le continent est progressivement devenu abolitionniste. Reste le « cas » biélorusse. Et dans ce pays encore, peine de mort et misère sociale vont clairement de pair.

La peine de mort ne vise pas, au fond, le pire criminel

Pourquoi les plus modestes sont-ils ainsi discriminés ? D’abord parce que l’aide juridictionnelle – qui leur permet de bénéficier d’un défenseur payé par la collectivité – n’est souvent pas à la hauteur de sa mission. Avoir un avocat commis d’office est une chose, en décrocher un compétent et ayant les moyens de mener une véritable contre-enquête, en est une autre… A cela s’ajoute toute une série d’obstacles, liés au milieu social dans lequel évoluent les personnes défavorisées.
Comme le dit très justement l’économiste Esther Duflo, « les pauvres ne sont pas des riches sans argent ». Leur précarité n’est pas que financière. On sait, par exemple, qu’ils ont des difficultés d’accès aux professionnels du droit. Compliqué, dès lors, de faire respecter « leurs » droits…
Aux Etats-Unis, 156 condamnés à mort ont été innocentés depuis 1973. Soit, un tous les trois mois
On sait aussi qu’ils n’ont pas de relais haut placés, ni de carnet d’adresses étoffé. Or, dans les pays gangrenés par la corruption, la sentence dont on écope peut largement dépendre des soutiens qu’on a – ou non – au sein du régime. En clair, la discrimination joue à plein. Mais les premiers à en pâtir, stigmatisés et marginalisés, n’ont souvent pas les moyens de la dénoncer.

(...)

Source : Le Monde, 10/10/2017.
Article intégral en ligne : http://www.lemonde.fr

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