mardi 10 avril 2018

Le travail est-il toujours aliénation ?

Table ronde avec Stéphane Haber, professeur de philosophie à l’université Paris Nanterre, directeur adjoint du laboratoire Sophiapol, Claude Didry, directeur de recherche au CNRS, Centre Maurice-Halbwachs, École normale supérieure  et Gaspard Koenig, philosophe et auteur, président du think tank libéral GénérationLibre

Rappel des faits. Dans notre société capitaliste, le travail s’exerce suivant différents rapports sociaux. À l’heure de l’économie globalisée et numérisée – et ses formes dites collaboratives –mais aussi de l’explosion de la précarité, qu’en est-il des rapports d’exploitation et d’aliénation mis en évidence par Marx ? Peut-il permettre a contrario un épanouissement ?

Pour décrire le travail aujourd’hui, on parle de « ressources humaines », de son « coût » ou même de sa « disparition ». Dans notre société capitaliste néolibérale, qu’est-ce qui caractérise, selon vous, les rapports sociaux ?



Stéphane Haber Face au travail humain, il existe une attitude que l’on peut qualifier d’instrumentale, et qui est parfaitement légitime à son niveau : c’est une denrée rare, il faut l’économiser, l’organiser de la façon la plus efficace possible, améliorer ses performances, etc. Ce qui ne va pas, c’est quand on considère le travail uniquement de cette manière-là. Car, en réalité, il est bien autre chose. Il est ou il pourrait être par exemple une façon de participer à la vie sociale, de rendre des services à la collectivité, il est ou il pourrait être une façon de s’engager dans une activité qui va permettre d’aiguiser nos compétences, de nous confronter à des difficultés et d’essayer de les résoudre habilement. Les premiers concernés, celles et ceux qui travaillent, le savent bien, d’ailleurs : malgré les routines pesantes, malgré les contraintes et les peines, ils accordent une grande importance au travail et y associent souvent un désir d’accomplissement de soi qui les motive, même quand le quotidien n’est pas à la hauteur. C’est le regard instrumental du chef d’entreprise regardant sur son profit qui s’est imposé sans limites, alors que, jusque dans les années 1980-1990, il existait, pour le contrebalancer, une culture ouvrière porteuse d’une conception positive du travail (la fierté de l’effort et du travail bien fait, l’importance des « services » rendus à la population) et des solidarités liées au monde du travail. Pour retrouver un équilibre, il faut entendre aujourd’hui des voix capables de nous faire entrevoir la richesse de l’expérience du travail, de nous rappeler l’importance des souffrances et des insatisfactions que l’on y trouve, de porter la parole de celles et de ceux qui cherchent à travailler mieux, différemment, à la fois pour eux et pour l’ensemble de la collectivité. C’est un enjeu de « visibilité » qui est crucial politiquement. Cela implique de parler statuts, protections, règles du jeu raisonnables, mais aussi de concevoir sur des bases démocratiques des fins communes : que voulons-nous produire, compte tenu, par exemple, des limites écologiques de nos actions ?

Claude Didry De 1985 à 2015, le chômage a crû de 40 %, mais la population active a crû de 21 %, les retraités de 74 %. Loin de disparaître, le travail n’a jamais concerné autant de personnes dans la population française, tout comme le travail salarié (+ 25 % entre 1985 et 2015), alors que le nombre d’indépendants a baissé de 17 %. Les jeunes sont les plus touchés par les contrats précaires et le chômage. Mais il ne faut pas oublier que 75 % des actifs entre 28 et 58 ans sont en CDI et que l’ancienneté moyenne dans l’entreprise croît avec l’âge. Loin de disparaître, le travail stable est un fait social. Dans cette situation, la précarité ne désigne pas uniquement les emplois hors CDI, elle doit intégrer la menace de perdre son emploi, véritable épée de Damoclès à partir de 40 ans.


L'écrivain Gaspard Koenig pose sur le plateau de l'émission littéraire de TF1, Vol de Nuit, le 28 septembre 2004 à Paris. AFP PHOTO DANIEL JANINGaspard Koenig Cette question repose sur des prémisses que je ne partage pas. La société française est ossifiée en statuts et corporations : tout sauf du libéralisme. Quant aux grandes entreprises, elles se partagent une rente de situation souvent acquise avec la complicité des pouvoirs publics : tout sauf du capitalisme. De ce fait, les rapports sociaux sont marqués par la violence et l’aigreur : c’est privilège contre privilège, grade contre grade, titre contre titre. Pour prendre un exemple que je connais bien, celui des profs, comment justifier que les professeurs agrégés continuent ad vitam æternam à assurer moins d’heures de cours et à toucher un salaire plus élevé que les certifiés, sur la base d’un concours de jeunesse ? La France a le don de recréer des mini-aristocraties. Les identités personnelles se définissent trop souvent d’après une fonction professionnelle, et ce à tous les échelons de l’échelle sociale. L’angoisse face au manque de sens du travail, criante chez les nouvelles générations, est à mes yeux une excellente nouvelle. Je vois autour de moi de plus en plus de trentenaires qui abandonnent une position bien établie, une fonction bien rémunérée pour voler de leurs propres ailes. Et qui, chacun à leur manière, tâchent de devenir ce qu’ils sont.

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Article intégral en ligne : https://www.humanite.fr
Source : L'Humanité.fr

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