Dépendance. L’animatrice de la grève des Opalines, Anne-Sophie Pelletier, raconte dans un livre la souffrance cachée derrière les murs des maisons de retraite. Entretien.
Aide
médico-psychologique ayant rejoint la CGT, Anne-Sophie Pelletier a été
porte-parole, en 2017, du plus long mouvement de grève (117 jours)
jamais vécu dans un établissement d’hébergement de personnes âgées
dépendantes (Ehpad). C’était aux Opalines, à Foucherans, dans le Jura.
De cette expérience, celle qui s’est depuis lancée en politique en
intégrant la liste de la France insoumise aux élections européennes a
tiré un livre, Ehpad, une honte française (éditions Plon), paru cette
semaine.
Votre livre est un témoignage très concret du travail
d’accompagnement des personnes âgées dépendantes à domicile et en Ehpad.
C’est un livre accusateur mais également intime. Pourquoi ce choix ?
Anne-Sophie Pelletier
Dans une rencontre, il y a
plusieurs histoires. La mienne en l’occurrence et celle des personnes à
qui je dois prodiguer des soins. À travers elles, j’ai compris mon
métier. Sans elles, je n’aurais pas pu écrire. Ce livre est dédié à ma
grand-mère, ma « mémé ». Elle n’aurait jamais supporté d’être traitée
comme le sont parfois nos aînés. D’être réduite à une carte vitale ou
bancaire. Les soignants sont débordés, à bout. Ils le sont, à mon avis,
pour des questions de rentabilité, de chiffres. Ce système qui, d’un
côté, spolie les personnes âgées de leur patrimoine pour payer leur
hébergement et, de l’autre, alimente en dividendes les actionnaires
bénéficiaires d’opérations boursières qui mettent en jeu des chambres
d’Ehpad, est profondément immoral.
Vous écrivez : « Comment peut-on accepter pour un petit salaire d’être maltraitant ? » Avez-vous trouvé la réponse ?
Anne-Sophie Pelletier Au début, on porte un regard
neuf sur le métier. On voit bien que des choses ne vont pas, mais on
imagine qu’on va changer tout cela, tout révolutionner. On sous-estime
la réalité face à des situations inimaginables. Celles que je raconte.
L’humain est relégué au second plan. L’acte technique domine, mais
incomplet. Faute de temps, on est obligé de faire des choix dans les
soins : va-t-on laver les cheveux ou les dents de la personne ? Bref, ce
que nous avons dénoncé durant notre grève. Mais arrive un moment où on
dit stop ! Ce qu’on me demande de faire, ce n’est plus moi. On est
au-delà du « travail empêché », du « sens du travail perdu ». Cela
touche à l’humanité de chacun. Les soignants qui démissionnent, les
stagiaires qui arrêtent leurs études n’évoquent pas le manque de moyens,
mais l’incompatibilité de ce qu’ils vivent et découvrent avec les
valeurs qui fondent leur vocation. Ils culpabilisent. Me concernant,
j’avoue que la grève m’a sauvée. Elle m’a permis de transcender ma
colère. D’en faire quelque chose.
En écrivant votre livre, vous visez l’État, qu’en attendez-vous ?
Anne-Sophie Pelletier Je ne me fais pas
d’illusions, mais j’aimerais que l’État entende que les personnes âgées,
fragilisées, sont « des oubliées de la République ». Pour moi, l’État
est dépositaire de la façon dont la société s’occupe de nos aînés. Les
soignants, eux, font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont. Et puis,
j’espère convaincre mes lecteurs, d’une part, de ne pas oublier leurs
parents ou grands-parents, d’aller les voir lorsqu’ils sont en
établissement ; d’autre part, de se dire, quand il y a une manifestation
de soignants : « On y va. On les soutient. » La santé est une cause qui
nous relie tous.
Source : L'Humanité, 29/01/2019.
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire