lundi 7 décembre 2020

Les enfants de 0 à 3 ans sont entourés d’adultes masqués dans les crèches : y a-t-il des risques pour leur développement ?

Parents et experts s’interrogent sur l’impact du port du masque obligatoire pour les tout-petits, malgré le manque de recul.

Le port du masque obligatoire pour les adultes qui travaillent en crèche, en présence des enfants, questionne parents et professionnels de la petite enfance. Ils s’inquiètent de l’impact de cette mesure sur le développement des jeunes enfants, malgré le manque de recul. « Les savoir toute la journée avec du personnel masqué, c’est vraiment inquiétant. C’est un âge sensible pour beaucoup de choses. Quelles pathologies vont se développer chez les enfants ? », se demande Marie, 36 ans, maman d’une fillette de 3 ans, en répondant à un appel à témoignages du Monde.

« Les enfants en primaire, maternelle et crèche sont peu susceptibles de se contaminer entre eux et de contaminer les adultes », avait assuré, mi-septembre, le ministre de la santé, Olivier Véran. Mais « nous allons renforcer les mesures pour limiter autant que possible les contaminations d’adultes à enfants », avait-il précisé, avant l’arrêté du 18 septembre qui rend obligatoire le masque pour les adultes dans les structures d’accueil de la petite enfance.

« La balance bénéfices-risques est aujourd’hui largement en faveur du masque », assure la professeure Christèle Gras-Le Guen

Confrontée aux interrogations qui ont vu le jour depuis le premier déconfinement en mai, la professeure Christèle Gras-Le Guen, chef du service de pédiatrie du CHU de Nantes et secrétaire générale de la Société française de pédiatrie (SFP), tient à rassurer. « Au moment du déconfinement, le port du masque chez les adultes en crèche était une inquiétude. Comment les enfants allaient-ils s’adapter ? La balance bénéfices-risques est aujourd’hui largement en faveur du masque, alors que le virus circule encore beaucoup. Dans ce contexte, le port du masque des adultes qui s’occupent des tout-petits ne se discute pas dans l’immédiat. Et ce d’autant que le retour d’expérience dans les services de pédiatrie montre que dans la majorité des cas, les enfants s’y sont faits assez vite », assure-t-elle.

C’est ce dont témoigne Stéphanie, mère de deux enfants âgés de 2 et 5 ans, qui vit à Singapour, où le port du masque est généralisé depuis de nombreux mois. « C’est leur quotidien, comme on porte un chapeau ou des lunettes. (…) Pour eux, c’est juste un changement de plus qu’ils acceptent et adoptent avec une aisance et une simplicité remarquable », observe-t-elle.


 

Les bébés ayant des troubles du développement plus fragilisés

L’inquiétude des professionnels de santé porte essentiellement sur les enfants qui sont sous mesure de protection et vivent dans des institutions de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Ils ne voient plus d’adultes non masqués depuis le début de la pandémie. « Nous réfléchissons à une prise en charge spécifique les concernant afin qu’ils puissent, eux aussi, à un moment, voir des visages en entier et ne pas subir des effets secondaires de cet état de fait », souligne la professeure Gras-Le Guen, qui émet également des réserves pour les enfants se trouvant dans des familles peu soutenantes.

« Les enfants qui sont à risque d’autisme ou avec des déficits sensoriels sont susceptibles d’être plus fragilisés par cette situation », estime la pédopsychiatre Marie Touati-Pellegrin

L’inquiétude prévaut aussi chez ceux qui présentent des troubles du développement. « On observe à ce stade que le port du masque par les adultes en crèche n’a pas un impact spécifique chez les bébés qui vont bien et n’ont pas de déficit, mais les enfants qui sont à risque d’autisme ou avec des déficits sensoriels, auditif, etc., sont susceptibles d’être plus fragilisés par cette situation », dit la psychiatre pour enfants et adolescents Marie Touati-Pellegrin. « Un bébé se développe dans la compréhension de ce que l’autre vit, en ce moment il y a des choses incompréhensibles », note-t-elle cependant.

Le Haut Conseil de la santé publique préconise, pour les enfants qui présentent des troubles du développement (autisme), des troubles psychiques ou un handicap neurosensoriel (surdité), de ne pas systématiser le port du masque chez les adultes qui s’en occupent.

Stimuler les tout-petits par d’autres canaux que le visage

Le visage de l’adulte est un précurseur du miroir pour le bébé, comme le disait le pédiatre britannique Donald Winnicott. Certains apprentissages peuvent se trouver entravés par le port du masque. Célia, maman d’une fillette de 30 mois et d’un garçonnet âgé de 10 mois, observe, en parlant de ce dernier : « C’est un bébé particulièrement souriant à la maison et je remarque immédiatement la différence à l’extérieur. Il n’y a plus de place pour le sourire réflexe des enfants et cela m’inquiète un peu de le voir évoluer dans une telle société aseptisée. »

« Il est difficile de quantifier l’impact du masque, seul l’avenir permettra d’évaluer les choses », souligne Marie Touati-Pellegrin

« Un bébé apprend par imitation, les premières acquisitions se situent autour de trois mois avec le sourire-réponse, sourire à une personne qui sourit elle-même, explique Marie Touati-Pellegrin. Il est difficile de quantifier l’impact du masque, seul l’avenir permettra d’évaluer les choses, mais que les seuls contacts avec des gens non masqués se situent dans la sphère familiale (parents, frères et sœurs) pour un tout-petit peut avoir un effet sur la qualité de ses interactions sociales. ».

« Un enfant qui a 2 ans, 2 ans et demi aujourd’hui et qui a déjà eu son développement psychoaffectif bien amorcé fera avec. Un enfant plus jeune qui n’a connu que le masque à la crèche pourrait rencontrer quelques difficultés », poursuit pédopsychiatre, pour laquelle il s’agit de surveiller en premier lieu les bébés qui « se retireraient de la relation pendant plusieurs semaines ». Stimuler les tout-petits par d’autres canaux que celui du bas du visage demeure essentiel. La voix, le regard, le toucher, le portage, autant de vecteurs sensoriels qui vont compenser le visage masqué de l’adulte.

L’orthophoniste Virginie Pellion conseille de lire des histoires aux enfants et « d’insister sur les intonations et les émotions qu’on va prêter aux personnages ». Cela aidera le tout-petit à décrypter les émotions. « L’enfant apprend, avec les émotions transmises par le visage, à exprimer les siennes et à décoder celles des autres. C’est un apprentissage important qui fait de nous des êtres sociaux et qui débouche aussi sur l’apprentissage de l’empathie », précise Virginie Pellion. « L’arbitrage n’est pas simple aujourd’hui, mais on peut s’autoriser à enlever le masque quelques instants pour rassurer le bébé et lui parler », assure Marie Touati-Pellegrin.

L’apprentissage du langage impacté chez certains

L’apprentissage du langage peut également être impacté par le port du masque chez les adultes. Charlotte, maman d’un petit garçon de 20 mois accueilli en crèche, constate depuis la rentrée que « le développement du langage » de son fils « stagne, voire a régressé. Les petits mots qu’il disait depuis quelques mois (« cé cho », « cé bô », « cé dur »…) ont été comme oubliés. L’équipe de la crèche a beau se démasquer de temps en temps, (…) cela reste insuffisant. Nous nous appliquons désormais à échanger le plus possible avec lui à la maison. »

Virginie Pellion pointe « l’impact sur l’étayage visuel » du port du masque : « Le tout-petit regarde la bouche de son interlocuteur pour prononcer les sons. Avec le masque, c’est problématique. » Elle incite « parents, frères et sœurs quand il y en a, à mettre les bouchées doubles pour transmettre par le bas du visage ».

Les professionnels de la petite enfance seront sensibilisés à ces questions à l’avenir. « Pour les bébés qui naissent aujourd’hui, c’est dans un an, un an et demi qu’on estimera qu’il y a un problème pour l’apprentissage du langage. Dans ce cas, on agira au plus vite pour les envoyer chez l’ORL et qu’ils bénéficient de séances chez un orthophoniste », juge la pédopsychiatre Marie Touati-Pellegrin.

Rester attentif aux différents signes donc, mais également à son propre comportement. « Les enfants seront plutôt marqués par le stress que la situation aura généré chez leurs parents », soutient Christèle Gras-Le Guen. Et, au-delà du masque, aux autres facteurs pouvant troubler l’apprentissage. « Des enfants qui restent très confinés et très exposés aux écrans, sans stimulation, peuvent également présenter des retards », prévient Virginie Pellion.

Le Monde, 6/12/2020. Anne Guillard

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