samedi 6 octobre 2018

Pauvreté : de quoi et de qui parle-t-on ?

Dans une tribune au « Monde », le sociologue Nicolas Duvoux, estime que mesurer le phénomène selon différents critères – revenu, consommation, ressenti – permet de dépasser, notamment, la dichotomie entre actifs et « assistés ».


La pauvreté est une notion complexe, en général appréhendée par le biais d’un « seuil » dont la définition ne fait pas consensus. Dans la plupart des pays non européens, c’est la notion de pauvreté « absolue » qui prévaut, la pauvreté étant pensée en fonction de la capacité à satisfaire un certain nombre de besoins considérés comme des minimums vitaux.
La Banque mondiale retient par exemple un seuil d’extrême pauvreté de 1,90 dollar (1,63 euro) par jour, tandis que les États-Unis font passer la ligne de pauvreté à 25 100 dollars par an pour une famille de quatre personnes. En Europe, la définition de la pauvreté est aussi essentiellement fondée sur le revenu, mais c’est plutôt la notion de « pauvreté relative » qui prédomine, basée sur l’idée selon laquelle sa délimitation varie en fonction de la société dans laquelle on vit.
En France, est considéré comme pauvre tout individu vivant dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur à 60 % du niveau de vie médian (1 015 euros par mois pour une personne isolée en 2015, soit 14,2 % de la population). D’après cette définition, le taux de pauvreté a reculé d’à peine 4 points au cours des cinquante dernières années. Plus significatives, peut-être, sont les évolutions qualitatives de la pauvreté : comme dans l’ensemble des pays développés, celle-ci s’est déplacée vers les jeunes, les familles monoparentales et les populations urbaines.

La pauvreté touche aujourd’hui de manière disproportionnée les enfants (19,9 %), les jeunes adultes (25,2 % des 18-24 ans) et les familles monoparentales (34,9 %). Très exposées au cours de la période des « trente glorieuses », les personnes âgées et retraitées apparaissent aujourd’hui relativement épargnées par ce type de pauvreté, grâce aux retraites dont les montants, quoique relativement modestes (en 2016, la pension de droit direct s’élevait en moyenne à 1 294 euros par mois), offrent un niveau de vie souvent supérieur au seuil de pauvreté monétaire.
Cette mesure de la pauvreté fait toutefois l’objet de critiques, qui portent tant sur le niveau du seuil que sur le fait de se focaliser sur le revenu des ménages. Des variations minimes du seuil retenu peuvent en effet conduire à des taux de pauvreté très différents : par exemple, avec un seuil fixé à 50 % du niveau de vie médian, on aboutit à un taux de pauvreté de 8 % –et non plus de 14,2 %. Il convient aussi de souligner qu’une diminution du niveau de vie médian de la population peut provoquer une baisse mécanique du taux de pauvreté, sans que la situation des plus démunis ne se soit améliorée.



Insécurité sociale durable

Il peut alors sembler plus correct de partir des conditions de vie des ménages et des privations qu’ils subissent : c’est la pauvreté dite « en conditions de vie ». Une personne est alors considérée comme pauvre si elle déclare souffrir d’au moins huit difficultés parmi une liste de vingt-sept items comme les restrictions de consommation, les conditions de logement, les retards de paiement, etc.
Cette définition renvoie à la capacité de consommation et partage de nombreux traits communs avec les mesures « absolues » du phénomène qui, comme aux Etats-Unis, déterminent le seuil de pauvreté en fonction de l’accès à un panier de biens de base. En baisse, du fait, notamment, de l’amélioration de la qualité des logements, cet indicateur de « pauvreté en conditions de vie » complète utilement la perspective monétaire.
« Autour du “noyau dur” émerge un “halo” de la pauvreté qui concerne une fraction très significative de la population – 20 % »
Les taux de pauvreté monétaires et en conditions de vie sont proches (14,2 % et 12 % respectivement), mais les groupes qu’elles identifient ne se recoupent que partiellement : seuls 5 % de la population est pauvre selon les deux critères, mais 20 % des Français peuvent être considérés comme pauvres selon l’un ou l’autre de ces deux ensembles de critères. Autour du « noyau dur » de la pauvreté émerge donc un « halo » de la pauvreté qui concerne une fraction très significative de la population. En France, une personne sur cinq vit donc aujourd’hui dans un foyer dont le niveau de vie est inférieur à 1 000 euros par mois ou dont les membres subissent des difficultés importantes dans leur vie quotidienne.
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On retrouve ce décalage dans la relative non-concordance entre, d’une part, l’ensemble des personnes jugées pauvres d’un point de vue monétaire ou parce que leur revenu dépend des prestations sociales, et, d’autre part, la diffusion du sentiment de pauvreté au sein de la société française.
Le baromètre d’opinion de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) du ministère des solidarités et de la santé, qui suit chaque année l’évolution de la perception des inégalités et du système de protection sociale en France, permet d’identifier les personnes qui disent se sentir pauvres dans notre pays, d’évaluer leur part dans la population et de décrire leur profil social.
Tandis que la pauvreté monétaire relative indique la part des revenus qui sont éloignés des revenus intermédiaires ou médians, le sentiment de pauvreté – qui concerne environ 13 % de la population – met essentiellement en évidence une insécurité sociale durable et une vision dégradée de son avenir.
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L’apport principal de cette mesure subjective de la pauvreté est de remettre en cause la vision la plus commune de la pauvreté qui, en se centrant sur les situations d’éloignement prolongé du marché du travail, néglige la forte proportion d’actifs parmi les personnes qui se jugent pauvres. Certes, le taux de pauvreté ressentie est bien supérieur à la moyenne chez les personnes appartenant à un ménage ayant perçu le RSA au cours de l’année (4 sur 10) ou chez les chômeurs (1 sur 4), ce qui montre que le sentiment de pauvreté est lié à l’éloignement du marché du travail et à la perception des prestations sociales qui le compensent et assignent à une identité dépréciative d’« assisté ».

La famille, une protection rapprochée

Cependant, les données du baromètre d’opinion de la Drees mettent aussi en évidence que plus d’un tiers des personnes qui se sentent pauvres sont en emploi. La moitié d’entre elles sont des employés et ouvriers en emploi ou au chômage, centre de gravité des classes populaires. Ainsi, penser la pauvreté en ayant à l’esprit essentiellement des personnes durablement exclues du marché du travail ou bénéficiaires de minima sociaux revient à occulter une part significative des populations concernées par le sentiment de pauvreté.
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Les familles monoparentales, très exposées à la pauvreté monétaire qui touche un tiers d’entre elles, sont aussi les plus touchées par la pauvreté ressentie, ce qui souligne l’insécurité sociale à laquelle elles doivent faire face. Elles représentent un quart des adultes qui vivent sous le seuil de pauvreté et se déclarent pauvres : dans le contexte actuel, elles paient le prix fort de l’instabilité croissante de la vie professionnelle et familiale, notamment les femmes les moins diplômées issues de milieux populaires.
A contrario, de nombreuses personnes pauvres au sens monétaire mais vivant en couple ne se déclarent pas pauvres, ce qui montre que dans notre société la famille continue, de fait, à constituer une protection rapprochée contre la pauvreté, même si l’inégalité des ressources disponibles d’une famille à l’autre constitue également un vecteur important d’inégalités sociales.
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En revanche, les jeunes se disent moins souvent pauvres que la moyenne (12 % des 18-29 ans, contre 13 % pour l’ensemble de la population), alors qu’ils sont pourtant plus touchés par la pauvreté monétaire. Une partie de l’explication est qu’on ne leur reconnaît pas le même droit à un revenu de solidarité que leurs aînés : sauf exceptions, et malgré l’existence de la « garantie jeunes », les moins de 25 ans n’ont pas droit au RSA, qui constitue pourtant la prestation de base pour les autres adultes valides.

Les retraités locataires

Leurs réponses manifestent un décalage entre leur perception et leur exposition à la pauvreté monétaire. Il est vraisemblable que ces jeunes escomptent une amélioration de leur situation, ce que les enquêtes sur l’insertion professionnelle auraient d’ailleurs, malheureusement, plutôt tendance à démentir. A l’inverse, une part non négligeable des personnes âgées se sentent pauvres, en dépit des images d’Epinal qui décrivent les retraités comme les grands gagnants des dernières décennies, qui vivraient aux dépens des plus jeunes. C’est particulièrement le cas parmi les retraités locataires, au sein desquels une personne sur cinq se sent pauvre.
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Finalement, poser le problème de la lutte contre la pauvreté et de ce que ce phénomène recouvre dans la société actuelle requiert de se confronter aux multiples dimensions de l’insécurité sociale croissante connue par les catégories populaires : un phénomène qui dépasse largement la dichotomie courante entre l’activité et l’« assistanat ». Dans un article en cours de soumission auprès d’une revue scientifique, nous montrons que le sentiment de pauvreté et sa diffusion, non seulement chez les chômeurs mais aussi chez les retraités et les travailleurs des classes populaires, reposent sur l’impossibilité de se projeter autrement qu’en anticipant une dégradation de sa situation.
Comme le sociologue Pierre Bourdieu l’avait souligné dans des analyses sur les fractions inférieures du prolétariat algérien dans les années 1960, un principe de différenciation sociale majeure repose dans « le rapport à l’avenir objectivement inscrit dans les conditions matérielles d’existence » (Algérie 60, Editions de Minuit, 1977). Loin d’être une situation individuelle, c’est bien une condition collective et une crise de confiance dans l’avenir de la société que révèle le sentiment de pauvreté.

Nicolas Duvoux est professeur de sociologie à l’université Paris-VIII, chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (LabToP), membre de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, et auteur des « Inégalités sociales » (PUF, 2017).
Nicolas Duvoux (Sociologue)

Source : Le Monde, 08/09/2018. 

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