lundi 27 octobre 2014

La ballade de la censure

Emprisonnement pour blasphème, peloton d'exécution pour antimilitarisme, ou encore simple interdiction : l'ouvrage " 100 chansons censurées " recense les différentes formes d'interdit, au fil du temps et de la morale

L'idée  leur est venue juste après les Victoires de la musique de 2011, lors de la préparation d'une émission spéciale sur France Inter. " Les documentalistes de Radio France avaient commencé un travail d'exploration de l'“enfer” de la discothèque, regroupant les disques ayant été jugés politiquement ou moralement incorrects ", expliquent Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste du droit d'auteur et de l'information, et Aurélie Sfez, femme de radio. Tous deux publient aujourd'hui 100 chansons censurées, un ouvrage grand public qui recense " des chansons malmenées ".
Jusqu'en  1964, la Radiodiffusion-télévision française (RTF) était protégée des outrages par un comité de censure, dit comité d'écoute, qui établissait quatre niveaux : chansons autorisées, diffusées après 22  heures, diffusées après minuit, ou interdites d'antenne. Brassens, les Frères Jacques, Barbara, Ferré, Gréco, Antoine, Polnareff, Brel et d'autres passèrent sous les fourches caudines des " écoutes " – tandis que la BBC interdisait la diffusion des Beatles ou de Donovan à cause des allusions à la drogue. Puis le bâton du gendarme fut confié au ministère de l'intérieur, ou à celui de la communication, et se transmit au gré des humeurs des ministres, des secrétaires d'Etat ou des puissants.
L'histoire ne dit pas qui avait fait pression, en  1966, sur Claude Contamine, alors directeur de la télévision de l'ORTF, pour exiger de Pierre Perret qu'il modifie les paroles des Jolies Colonies de vacances lors de sa prestation chez Guy Lux. Récalcitrant, le chanteur fut interdit sur la deuxième chaîne de télévision pendant six mois. La petite histoire raconte qu'Yvonne de Gaulle en personne aurait téléphoné à Roland Dhordain, alors directeur de France Inter, afin que soit retirée des ondes cette " honte de la France ".


" En  1981, avec l'arrivée des radios libres et de François Mitterrand, tout organisme susceptible de censurer est supprimé ", dit Aurélie Sfez. Dix ans plus tard, quand éclate la guerre du Golfe et que Bagdad est bombardée, les radios publiques se censurent d'elles-mêmes. Une liste circule, longue d'une trentaine de chansons ne pouvant être jouées pour des motifs qui confinent au ridicule : Boum !, de Charles Trenet, Quand t'es dans le désert, de Jean-Patrick Capdevielle, Gaby, d'Alain Bashung (" les golfes pas très clairs "), Allah, de Véronique Sanson… D'après Serge Hureau, comédien, chanteur et directeur du Hall de la chanson à Paris, ce sont toutefois les interdits religieux qui, globalement, restent en tête du hit-parade des censeurs.
" La censure s'insurge contre le choc du trouble. Par exemple lorsque Michel Polnareff casse le rituel de la déclaration d'amour masculine, en chantant tout cru : “Je veux faire l'amour avec toi”.  Les femmes qui trahissent, c'est encore pire. Quand Anne Sylvestre a chanté La Nonne par contrainte – une chanson du XVIIe  siècle –, ce fut un véritable blasphème ", précise ce spécialiste de la chanson. Dès le Moyen Age, les chansons étaient surveillées par l'Eglise, rappelle Serge Hureau. " Avant la Révolution, on ne pouvait pas donner de spectacle en public, sauf à l'occasion des Théâtres de la foire. Ceux-ci étaient précédés de parades pendant lesquelles des extraits étaient montrés aux représentants du roi et de l'Eglise. Les femmes étaient très surveillées, très vite considérées comme des sorcières suppôts du péché. "
Autre facteur de trouble : l'antimilitarisme. Serge Hureau se souvient avoir lui-même retiré de " Vive la politique ! ", un programme qu'il avait présenté au Sénat en  2002, La Chanson de Craonne (" C'est fini, nous les troufions, on va se mettre en grève "), chantée dans les tranchées du Nord en  1915 – ceux qui la fredonnaient étaient alors immédiatement passés par les armesEn  1954, à la jonction de la guerre d'Indochine et de celle d'Algérie, Mouloudji n'avait pas osé chanter le dernier vers du Déserteur de Boris Vian, remplaçant : " Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je tiendrai une arme / Et que je sais tirer " par " Que je n'aurai pas d'armes / Et qu'ils pourront tirer ".
Il y a le message, et il y a la manière. Dans leur livre, au chapitre religion, Emmanuel Pierrat et Aurélie Sfez ont inscrit Le Bon Dieu, de Pierre-Jean de Béranger (1780-1857). Béranger était un pamphlétaire et chansonnier, objet de nombreux procès. " Il était très malin, explique Serge Hureau. Il chantait L'Enrhumé, et éternuait pour remplacer chaque mot censuré. Résultat : le public plaquait le mot qu'il voulait, et parfois bien pire que l'original. On l'enfermait à la prison de Sainte-Pélagie à Paris, Chateaubriand le vénérait. " Jacques Brel effaçait le mot " con " à la fin des Bourgeois (" Plus ça devient vieux, plus ça devient… "). On demanda à Pierre Perret de remplacer " En faisant pipi dans le lavabo " par une toux afin d'apaiser Mme  de Gaulle, si désireuse de mettre l'indiscipliné au coin.
Dans la volonté des puissants de punir les impétrants, il y a d'ailleurs, bien souvent, une sorte de mise en scène. En  1992, les rappeurs français de Ministère A.M.E.R. publient Brigitte, femme de flic, qui ne fait pas dans la dentelle : " Aucune force d'Etat ne peut stopper une chienne en rut / Surtout pas quand c'est la putain d'une fille de brute / C'est-à-dire d'un flic de pute. " Charles Pasqua, ministre de l'intérieur, déclare vouloir l'interdire… mais n'en fait rien. Son successeur, Jean-Louis Debré, leur intente bel et bien un procès pour sa provocation suivante, Sacrifice de poulets (1995).
Mais c'est avec amusement qu'Emmanuel de Buretel, alors PDG de la maison de disques Virgin, se souvient de sa convocation, avec le groupe, dans les locaux de la police. " C'est une jeune et très jolie inspectrice noire qui avait été choisie pour nous entendre ", raconte-t-il. Puis, en  2002, Emmanuel de Buretel a accompagné, en tant que PDG d'EMI, les huit ans du calvaire judiciaire qu'a fait subir Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, au duo très politisé La Rumeur – une passe d'armes " très coûteuse pour le contribuable " dont le groupe est sorti vainqueur.
" Prendre les mots au pied de la lettre ", c'est se fourvoyer, estime-t-il. C'est ce dangereux travers qui a mené à la dérive confessionnelle visant Nuit et brouillard, de Jean Ferrat. A sa sortie en  1963, en pleine réconciliation franco-allemande, la chanson fut sauvée de l'enterrement sur les ondes publiques par Denise Glaser, qui la programma dans son émission " Discorama ". Mais en  2005, Meïr Waintrater, directeur de la rédaction de la revue L'Arche, reprocha à l'artiste, fils d'un déporté à Auschwitz, d'avoir, dans sa chanson, gommé l'identité juive des victimes. Ferrat répondit qu'il regrettait " de n'avoir pas cité les autres victimes innocentes des nazis, les handicapés, les homosexuels et les Tziganes ". Ce qui ne l'empêcha pas, jusqu'à sa mort en  2010, d'être abusivement accusé de révisionnisme…
Et aujourd'hui ? Que peut-on dire ou ne pas dire ? " La définition de la censure a évolué. Elle s'assimile aujourd'hui à toute entrave à la diffusion ", constate Emmanuel Pierrat, qui fut l'avocat de Michel Houellebecq, poursuivi en  2002 par quatre associations musulmanes pour des propos tenus dans le magazine Lir(" La religion la plus con, c'est quand même l'islam ") – il fut relaxé. La censure, dont se sont emparés " les associations catholiques tout autant que les défenseurs des droits de l'homme ", ne vise plus l'interdiction, qui a mauvaise presse : elle exige des dommages et intérêts qui mettent à genoux.
La morale du temps, elle aussi, évolue. " La question palestinienne, le féminisme, la lutte contre l'homophobie ou le tabac, manger cinq légumes par jour sont autant de bonnes causes pour lesquelles on ajoute en permanence des textes de loi… Mais doit-on prendre prétexte de la santé pour faire interdire la culture ? Supprimer la cigarette de Malraux sur la photo de Gisèle Freund ? ", s'interroge l'avocat.Henri Tachan pourrait-il écrire aujourd'huiLes PD, une chanson qui date de 1965 : " Tondus, absaloniens ou tendrement bouclés / Ils vont à petits pas dodelinant des miches, les PD / … Sur leurs pattes fragiles, ils marchent trois par trois " ? Pour Emmanuel Pierrat, tout n'est cependant pas permis.
" La censure a des modes, poursuit-il. Il y a trente ans, Gréco chantant Déshabillez-moi était encore sulfureuse. Aujourd'hui, on peut être “partouzard”, mais pas sado-maso. Toute allusion à la pédophilie est impossible, et tout ce qui ferait référence à l'absence de consentement du rapport sexuel –  et c'est légitime  – est prohibé. Les mauvaises mœurs changent de définition. "
Avec des hésitations. Comme celles qui ont fait disparaître, puis réapparaître sur YouTube le clip de The Next Day, de David Bowie (2013), qui mettait en scène un prêtre vendu à Satan et une prostituée touchée par la grâce. Et des clichés. Le Colombien Yuri Buenaventura, installé en France, se souvient qu'à l'époque où il était le petit prince de la salsa, en  1998, il avait écrit une chanson en hommage à Pierre Goldman – demi-frère de Jean-Jacques –, militant politique d'extrême gauche, condamné à de la prison puis libéré. " Elle n'a jamais été enregistrée : Universal, ma maison de disques, a refusé. "
Le marketing pense parfois que la censure fait vendre. Il lui prend des envies de frissons, de provocation… Mais tout est discuté en amont avec les avocats. " Britney Spears doit être montrable dans les Emirats arabes, dit Emmanuel Pierrat, qui se souvient de la première " censure " qu'il a lui-même exercée : " Un livret d'opéra mettant en scène une affaire politico-financière genre Elf, avec des frégates, des chaussures, une femme… C'était une atteinte à la personne. "
Que doit-on interdire ? " Le gros problème aujourd'hui, ce sont les marques, indique Emmanuel de Buretel, qui a fondé sa maison de disques, Because Music, en  2005. On perd. Nous avons été attaqués par le chausseur Christian Louboutin qui ne voulait pas être cité dans un texte de rap, et nous avons perdu. N'importe quelle marque peut arrêter une chanson, dès lors qu'elle est affichée sur les façades d'immeuble. " C'est ainsi que le luxe fait son marché chez les rappeurs : certains sont élus, d'autres pas.
Véronique Mortaigne

à lire" 100 Chansons censurées "d'Emmanuel Pierrat et Aurélie Sfez(Hoëbeke/Radio France,176  p., 24,50  €).
© Le Monde magazine 25/10/2014

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