Avec les contributions de Françoise Dumont, Présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH); Roger Martelli, Historien, codirecteur de la rédaction de Regards; François Dubet, Sociologue, ex-directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.
Photo Niklas Halle'n/AFP
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Produire du commun face à l’obsession sécuritaire par Roger Martelli Historien, codirecteur de la rédaction de Regards.
Dans
les années 1970, la droite extrême a imposé une idée simple : l’égalité
a laissé la place à l’identité. « Qui sommes-nous ? » : telle serait
l’angoisse de notre temps…
Il est vrai que, dans les sociétés dominées par le
capital, quelque chose va au-delà de la polarité centrale de la richesse
et de la pauvreté. L’exploitation et la domination font corps avec
l’aliénation : les individus sont dessaisis, à la fois de ce qu’ils ont
et de ce qu’ils sont. Plus s’élargit le règne de la marchandise, plus
s’étendent les mécanismes technocratiques de la « gouvernance », et plus
se déploie le processus par lequels les hommes sont dépossédés
d’eux-mêmes.
Tout ce qui donnait sens individuel et collectif à la vie
s’érode, la sociabilité, les appartenances anciennes, la solidarité du
labeur, le sens de l’État, l’utilité de l’engagement, la droite et la
gauche. Dans ce maelström, on finit par ne plus savoir ce que l’on est,
d’où l’on vient et, plus encore, où l’on va. Le passé s’éloigne et
l’avenir se brouille. Le monde, de plus en plus présent, est étrange et
inquiétant.
Le problème est que la complexité de ce monde rend
l’origine des maux plus opaque. L’ouvrier avait face à lui le patron, le
« singe » ou le « boss » ; le salarié, stable ou précaire, est
confronté aux circuits financiers, invisibles, impalpables. La petite
caste des décideurs reste dans l’ombre, laissant le devant de la scène
aux commis et aux communicants. La politique, nous dit-on, ne peut plus
grand-chose face aux « contraintes » du marché, de la « compétitivité »,
de la « flexibilité ».
Quand la cause du mal-être se fait évanescente, la
tentation est grande de chercher un bouc émissaire. On le verra dans le
plus proche, souvent le plus pauvre, celui que l’on ne veut pas devenir
quand il y a moins de redistribution, de statuts, de droits protecteurs.
Si nous n’allons pas bien, c’est parce que « l’autre » nous menace,
fait que « nous ne sommes plus chez nous ». « Eux » et « nous », le «
natif » d’un côté, « l’étranger » de l’autre ; celui qui est « de souche
» et le « migrant ».
Ajoutons à cela la conviction que si le monde est
instable, c’est parce que les « civilisations » s’affrontent et que, en
leur cœur, se trouve toujours une religion. La boucle est alors
bouclée : nous ne sommes plus chez nous parce que la mondialisation nous
impose des flux ininterrompus de migrants et que trop d’entre eux sont
sous la coupe de l’ennemi de « l’Occident », c’est-à-dire « l’islam ».
On ne met pas le doigt dans l’engrenage ; on ne dispute pas l’identité à la droite radicalisée.
Si le monde est instable et dangereux, ce n’est pas parce
que des identités menacent, mais parce que les inégalités se creusent et
que les discriminations s’exacerbent. Ce n’est pas en dressant des
frontières et des murs que l’on se protège, mais en produisant du
commun.
Les individus et les groupes ont besoin d’identifications,
de repères, de racines, d’appartenances. Mais quand la multiplicité des
appartenances se réduit à une seule, quand le processus mouvant des
identifications se fige en identité, le risque est de passer très vite
de la spécificité à la différence. La frontière qui sépare chacun
d’autrui devient le principe premier de définition de soi.
Quand l’égalité n’est plus un horizon, quand le commun
n’est plus considéré comme possible, il ne reste que deux options : se
réfugier dans un universel abstrait, qui n’est le plus souvent que le
masque d’une domination ; se réfugier dans le cocon de la « communauté
», de l’entre-soi, du « nous » séparé de tous les autres.
Tous différents ou tous pareils ? Où est donc l’égalité ?
Face à l’obsession identitaire, une seule réponse : la promotion du
triptyque fondateur de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité.
(...) L'Humanité, 12/10/2016.
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