vendredi 14 octobre 2016

L’égalité et la citoyenneté sont-elles menacées par le discours identitaire ?

Avec les contributions de Françoise Dumont, Présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH); Roger Martelli, Historien, codirecteur de la rédaction de Regards; François Dubet, Sociologue, ex-directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

Photo Niklas Halle'n/AFP

 Produire du commun face à l’obsession sécuritaire par Roger Martelli Historien, codirecteur de la rédaction de Regards.

FH-2015 - fete de l'huma 2015. village du livre. La Libération. Roger Martelli. ©Julien Jaulin/HansLucasDans les années 1970, la droite extrême a imposé une idée simple : l’égalité a laissé la place à l’identité. « Qui sommes-nous ? » : telle serait l’angoisse de notre temps…
Il est vrai que, dans les sociétés dominées par le capital, quelque chose va au-delà de la polarité centrale de la richesse et de la pauvreté. L’exploitation et la domination font corps avec l’aliénation : les individus sont dessaisis, à la fois de ce qu’ils ont et de ce qu’ils sont. Plus s’élargit le règne de la marchandise, plus s’étendent les mécanismes technocratiques de la « gouvernance », et plus se déploie le processus par lequels les hommes sont dépossédés d’eux-mêmes.

Tout ce qui donnait sens individuel et collectif à la vie s’érode, la sociabilité, les appartenances anciennes, la solidarité du labeur, le sens de l’État, l’utilité de l’engagement, la droite et la gauche. Dans ce maelström, on finit par ne plus savoir ce que l’on est, d’où l’on vient et, plus encore, où l’on va. Le passé s’éloigne et l’avenir se brouille. Le monde, de plus en plus présent, est étrange et inquiétant.
Le problème est que la complexité de ce monde rend l’origine des maux plus opaque. L’ouvrier avait face à lui le patron, le « singe » ou le « boss » ; le salarié, stable ou précaire, est confronté aux circuits financiers, invisibles, impalpables. La petite caste des décideurs reste dans l’ombre, laissant le devant de la scène aux commis et aux communicants. La politique, nous dit-on, ne peut plus grand-chose face aux « contraintes » du marché, de la « compétitivité », de la « flexibilité ».

Quand la cause du mal-être se fait évanescente, la tentation est grande de chercher un bouc émissaire. On le verra dans le plus proche, souvent le plus pauvre, celui que l’on ne veut pas devenir quand il y a moins de redistribution, de statuts, de droits protecteurs. Si nous n’allons pas bien, c’est parce que « l’autre » nous menace, fait que « nous ne sommes plus chez nous ». « Eux » et « nous », le « natif » d’un côté, « l’étranger » de l’autre ; celui qui est « de souche » et le « migrant ».

Ajoutons à cela la conviction que si le monde est instable, c’est parce que les « civilisations » s’affrontent et que, en leur cœur, se trouve toujours une religion. La boucle est alors bouclée : nous ne sommes plus chez nous parce que la mondialisation nous impose des flux ininterrompus de migrants et que trop d’entre eux sont sous la coupe de l’ennemi de « l’Occident », c’est-à-dire « l’islam ».

On ne met pas le doigt dans l’engrenage ; on ne dispute pas l’identité à la droite radicalisée.
Si le monde est instable et dangereux, ce n’est pas parce que des identités menacent, mais parce que les inégalités se creusent et que les discriminations s’exacerbent. Ce n’est pas en dressant des frontières et des murs que l’on se protège, mais en produisant du commun.
Les individus et les groupes ont besoin d’identifications, de repères, de racines, d’appartenances. Mais quand la multiplicité des appartenances se réduit à une seule, quand le processus mouvant des identifications se fige en identité, le risque est de passer très vite de la spécificité à la différence. La frontière qui sépare chacun d’autrui devient le principe premier de définition de soi.

Quand l’égalité n’est plus un horizon, quand le commun n’est plus considéré comme possible, il ne reste que deux options : se réfugier dans un universel abstrait, qui n’est le plus souvent que le masque d’une domination ; se réfugier dans le cocon de la « communauté », de l’entre-soi, du « nous » séparé de tous les autres.
Tous différents ou tous pareils ? Où est donc l’égalité ? Face à l’obsession identitaire, une seule réponse : la promotion du triptyque fondateur de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité.

(...) L'Humanité, 12/10/2016.

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