lundi 24 novembre 2014

Les jouets ont-ils un sexe ?

L’industrie du jouet propose aux plus jeunes un monde fait de rose et de bleu. Elle semble ainsi faire le lit de stéréotypes éculés. 
Problème : les enfants en redemandent…
Des petits garçons jouant à la poupée ou à la dînette, des petites filles avec une grue ou une voiture télécommandée… À l’approche de Noël 2012, le catalogue de jouets édité par les supermarchés Super U détonnait : il était « non sexué ». Il n’en fallait pas plus pour que les réseaux sociaux et les médias s’embrasent : d’un côté, on se félicitait qu’une enseigne rompe enfin avec les stéréotypes. De l’autre, on dénonçait une « propagande » en faveur de la « théorie du genre ».



L’origine des catalogues 
roses et bleus 

Les initiatives comme celle de Super U (renouvelée en 2013) restent marginales dans le monde du jouet, ou les clivages filles/garçons continuent de jouer à plein. Et à ceux qui penseraient que ce n’est là que le reflet de la réalité, la sociologue Mona Zegaï (1), qui mène des enquêtes sur les catalogues et leur histoire, rappelle qu’ils n’ont pas toujours été déclinés en pages roses et bleues. Il y aurait même, dans cette catégorisation, une forme de retour en arrière, puisqu’à l’issue des événements de mai 1968, la plupart des catalogues de jouets pour enfants étaient relativement neutres dans un contexte social de promotion de l’égalité des sexes. Le recours massif aux couleurs rose et bleu, indiquant « aux enfants à quel sexe s’adresse tel jouet avant même qu’ils aient appris à lire », n’est apparu qu’au début des années 1990. Les catalogues d’aujourd’hui ressemblent ainsi davantage à ceux des années 1950 qu’à ceux des années 1980 ! 

Plus généralement, les productions industrielles destinées aux enfants, et parmi elles, les jouets, intègrent des stéréotypes qui « dépassent bien souvent la réalité sociale, elle-même déjà inégalitaire », selon M. Zegaï. Ce phénomène est inhérent à l’objectif premier des vendeurs de jouets qui est, par définition, de vendre le plus possible. Les enjeux économiques liés aux jouets sont à l’origine de cet accroissement de la distinction des sexes particulièrement lisible dans les catalogues.

 

Segmentation marketing

Deux phénomènes peuvent l’expliquer. Tout d’abord, la complexification et la transformation des catalogues à la fin du XXe siècle ont permis, sous l’essor de la photographie, de mettre en scène les jouets. Les industriels ont alors eu recours à des représentations stéréotypées basées sur l’idée d’un certain mimétisme de l’enfant envers le monde des adultes. Les jouets deviennent des objets « pour faire comme maman » ou « comme papa ». Les modèles féminin et masculin, tels qu’ils dominaient alors, ont alors commencé à s’imposer dans l’univers ludique : aux filles le balai, aux garçons le pistolet. 

La mondialisation de l’industrie du jouet a accentué ce phénomène : les fabricants de jouets ont « standardisé l’offre pour qu’elle puisse s’exporter sur le plan international ». La segmentation marketing, qui vise à découper la clientèle en sous-ensembles homogènes, a essentiellement consisté en deux points : distinguer d’un côté des tranches d’âges, de l’autre les filles et les garçons. Elle a ainsi contribué à diffuser les stéréotypes filles/garçons à l’échelle planétaire.

Selon M. Zegaï, la segmentation marketing a entraîné également une polarisation du monde des jouets vers le masculin. En effet, la catégorie des jouets mixtes comme les jeux éducatifs scientifiques, ou d’éveil et développement, mettent en scène systématiquement un garçon lorsqu’un seul personnage est représenté sur la boîte du jouet. Du point de vue marketing, il existe ainsi trois genres : féminin, masculin et « masculin-neutre ». Cette dernière catégorie, universelle, s’expliquerait, selon M. Zegaï, par l’idée courante chez les spécialistes du jouet d’une « impossibilité pour les garçons de s’investir dans des jouets qui pourraient être perçus comme “féminins” alors que les filles auraient moins de difficulté à franchir cette frontière symbolique ». Cette conception marketing a pour conséquence un manque de modèles auxquels les filles peuvent s’identifier « puisque tout ce que la culture dominante valorise (l’art, la science, la technique, la créativité…) est présenté avec des traits masculins et implicitement réservé aux garçons (2) ». La segmentation marketing ne consisterait pas tant « à diviser un même univers en deux, selon le sexe des destinataires, mais plutôt en la création de deux univers distincts ». 
 

De dangereux stéréotypes ?

Mais ces clivages posent-ils réellement problème ? Le débat fait rage parmi les spécialistes de l’enfance. M. Zegaï affirme que les stéréotypes véhiculés dans les productions de l’enfance tendent « à restreindre l’imaginaire des enfants et à délimiter strictement le champ des possibles en fonction du sexe ». Elle s’inquiète, par ailleurs, de la pauvreté des modèles féminins proposés aux petites filles ou de la banalisation de la violence diffusée par les jouets pour garçons. D’autres ouvrages plus militants (3) avancent des conséquences plus alarmantes. Les stéréotypes dans le monde des jouets auraient pour conséquence « d’inférioriser les filles en les maintenant dans un état d’immaturité sentimentale ». L’impossibilité pour elles de laisser s’exprimer leur énergie et leur colère à travers des jeux pour filles pourrait induire à l’adolescence différents troubles, comme les automutilations ou les troubles du comportement alimentaire. 

Dans les faits, il ne faut pas oublier que bien souvent, cette catégorisation bleue et rose plaît aux enfants. Comme l’indique Anne Dafflon Novelle (4), docteure en psychologie sociale, le respect des codes sexués chez eux est un moment important de leur développement, notamment « entre 5 et 7 ans (…), la valeur accordée aux codes sexués est à son apogée ». À l’aune des différentes études menées sur la psychologie de l’enfant, d’autres spécialistes soulignent que cette catégorisation fille/garçon correspond à une demande réelle de l’enfant. Selon eux, ce n’est pas le marketing qui fabrique, seul, le stéréotype ; ce sont les propres stéréotypes de l’enfant dont s’empare le marketing.

Cette hypothèse correspond à l’idée développée par Jean-Louis Bouvet, pour qui il existe une différence de structure et de fonctionnement du cerveau masculin et féminin qui expliquerait que filles et garçons s’orientent vers différents types de jouets (5). Plusieurs expériences montreraient selon lui que les jouets dits masculins comme une voiture ou une balle intéresseraient plus les singes mâles que les femelles, qui seraient, elles, plus attirées par une casserole ou une poupée. Les études du chercheur anglo-saxon Simon Baron-Cohen (6) menées dans le même domaine laissent penser, quant à elles, que les nouveau-nés masculins seraient plus intéressés par un objet mobile que par un visage humain et inversement chez les petites filles. Reste que ces études sont fortement critiquées (7).

La polémique est âpre, et les certitudes scientifiques finalement assez ténues. Il manque encore d’études pour savoir à quel point les jeux des enfants façonnent les adultes qu’ils deviendront, comment ils s’orienteront, s’inséreront dans la société, se comporteront vis-à-vis de l’autre sexe. Au demeurant, la segmentation et l’usage généralisé des stéréotypes dans le monde des jouets, en tant que phénomène récent, invite chacun à s’interroger sur les modèles à transmettre aux enfants aujourd’hui.
Xavier Molénat, Sciences Humaines N°261 /juillet 2014.

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