jeudi 4 septembre 2014

Edgar Morin : " Inventer une sociologie du présent "

Né en 1921 Edgar Morin est directeur de recherche émérite au CNRS, président de l'Agence européenne pour la culture (Unesco) et président de l'Association pour la pensée complexe. Ancien résistant, intellectuel de renommée internationale, il a notamment élaboré sa sociologie du temps présent dans les colonnes du Monde, à travers cinquante ans de tribunes et d'interventions réunies par les éditions L'Archipel (Au rythme du Monde, à paraître en octobre  2014). 

 

Vous n'avez gardé aucun souvenir des conditions de la publication de votre premier article, consacré à la mythologie des stars, en août  1960. En revanche, ceux consacrés à la nouvelle classe d'âge et au phénomène des yé-yé  de l'été 1963 restent gravés dans votre mémoire. Pour quelles raisons  ?

Parce qu'ils sont fondateurs de ma collaboration avec Le Monde. Au début de l'été 1963, je reçois un appel de Jacques Fauvet, alors rédacteur en chef du journal. Il me demande d'analyser un événement qui avait surpris la presse et débordé les forces de l'ordre. Le 22  juin 1963, l'émission de radio " Salut les copains " avait convié ses jeunes auditeurs à une grande fête musicale sur la place de la Nation, à Paris, pour fêter son premier anniversaire. Entre 150  000  et 200  000  jeunes s'y retrouvent, pour un concert gratuit où se produisent notamment Richard Anthony, Les Chaussettes noires, Les Chats sauvages, Sylvie Vartan et Johnny Hallyday. Mais ce rassemblement, qui devait être bon enfant, a tourné au chaos  : grilles arrachées, voitures renversées, adultes pris à partie, rixes, etc.
Le Monde cherchait un "  sociologue  " pour expliquer le phénomène. Or, aucun des chercheurs classiques en sociologie ne s'était alors intéressé à cette jeunesse façonnée et fascinée par les médias. Je rédigeai  ainsi un long article qui parut en trois numéros successifs, dans lequel j'expliquais qu'une nouvelle classe d'âge émergeait, incarnée par le yé-yé, mue par le plaisir du jeu, l'envie de jouir et de s'affirmer dans une société à la fois individualiste et en recherche d'extase collective. Je diagnostiquai que l'adolescence contemporaine portait  en elle avec une extrême intensité  l'aspiration qui a traversé toute l'histoire de l'humanité et se trouve endormie dans le monde adulte  : la quête de la plénitude personnelle au sein d'une communion fraternelle et solidaire. En somme, l'épanouissement du "  je  " dans un "  nous  ".



Ces textes ont été les seuls à prendre en compte cette dimension sociale et sociétale, sans jugement moral. Etiez-vous au concert de la Nation  ?

Non. Mais j'étais au courant et j'ai senti le moment. Un peu comme en Mai 68, où ma curiosité omnivore m'a permis d'être très rapidement en contact avec le Mouvement du 22-mars, alors que beaucoup de sociologues universitaires restaient dans leur laboratoire. Idem pour les mouvements de jeunesse à Berkeley, où j'ai exploré et compris en partie les arcanes de cette adolescence rebelle, qui avait tout pour être heureuse - les études, le plein-emploi, le confort, la santé - et qui pourtant refusait le bien-être purement matériel. Je m'attachai à raccorder des éléments séparés, comme les mœurs, les musiques et les comportements, sans réduire ces phénomènes aux classes et stratégies sociales. Ainsi, le yé-yé  était un produit du nihilisme de la société de consommation, mais aussi un ferment d'une société de "  consumation  ". Le yé-yé  sonnait à la fois comme le subversif dada  de Tristan Tzara et comme le conformiste "  gaga  " de la société bourgeoise installée. Il portait en lui à la fois les germes de la révolte de Mai 68 et ceux d'une insertion au sein de la société.


Outre la notoriété, qu'apporte le fait d'écrire "  à chaud  " dans "  Le Monde  "  ? N'y a-t-il pas un risque de théorisation hâtive  ?

L'avantage d'un article du Monde, c'est qu'il permet d'inventer une sociologie du présent. Un article dans une revue met des mois à paraître, des années avant d'être publié sous forme de livre, beaucoup de temps avant de se confronter au présent. J'ai fait nombre de travaux sur les métamorphoses de la modernité, sur le phénomène des stars - Les Stars, Seuil, 1957 - , Madame Soleil - La Croyance astrologique moderne,L'Age d'homme, 1981 - ou la résurgence d'un certain antisémitisme moyen-âgeux au cœur de la société française - La Rumeur d'Orléans, Seuil, 1969 - . Mais un article duMonde fait sortir l'analyse de sa gangue universitaire. Elle se frotte aux événements, à l'esprit du temps. Cela dit, j'aime aussi prendre des risques dans le diagnostic à chaud.


Quitte à être sévèrement critiqué. Ainsi votre série de trois articles consacrée, en juin  1965, au succès de la revue ésotérique "  Planète  ", dirigée par Louis Pauwels et Jacques Bergier, que vous analysez sans contester de front son irrationalisme, -a-t-elle été rudement décriée à l'époque...

C'est vrai. J'ai voulu à la fois analyser la quincaillerie spiritualiste de cette revue ésotérique tout en comprenant la recherche du spirituel, le besoin de magie, l'envie de merveilleux que révélait ce succès. Je ne voulais pas réduire la capacité d'attraction de la revue Planète au mystère à bon marché et au fantastique de pacotille marqué par la croyance assez risible dans les extraterrestres. Les réactions de l'élite intellectuelle et de la secte se prétendant rationaliste furent sévères, en effet. Je ne regrette rien. J'ai cherché à comprendre et à situer. Une fois de plus, ma vision complexe se situe au-delà des alternatives de la pensée binaire, qui ne saisit jamais les ambiguïtés et les ambivalences.


Pourtant, vos interventions dans "  Le Monde  " n'étaient pas uniquement analytiques, mais également politiques. Les -tribunes offertes par le journal -ont-elles contribué à faire de vous ce qu'on appelle " un intellectuel "  ?

Je l'étais déjà, vu que je fus un cofondateur du Comité des intellectuels contre la guerre d'Algérie en  1955. J'ai par ailleurs milité pour la révolution hongroise et contre l'URSS stalinienne vers 1957. J'ai diagnostiqué le putsch d'Alger et le " double JE " du général de Gaulle dès 1958. J'ai continué dans Le Monde au moment de l'élection présidentielle de 1965, lors de laquelle je refusai de choisir entre de Gaulle et Mitterrand et prônai l'abstention. J'énonçai cette thèse que j'ai - hélas - sans cesse reprise depuis et que je continue à défendre, que je ne saurais donner un chèque en blanc à une gauche incapable de se régénérer et de régénérer sa pensée. En dépit de mon amitié pour Mitterrand, que j'ai bien connu dans la Résistance, je ne pouvais me résoudre à entrer dans le jeu espoir/déception qui n'a cessé depuis et qui s'est aggravé, comme on le voit encore aujourd'hui.


En Mai 68, vous analysez dans nos -colonnes les ressorts de la " Commune étudiante " comme un "  1789 socio-juvénile  " au sein duquel le ludique tient une place aussi importante que le politique. Est-ce toujours cette volonté de saisir la complexité du réel qui a guidé votre choix d'intervenir dans le journal  ?

Oui, car l'événement qui surprend oblige à revoir ses idées, il nous contraint à un effort de repensée. Je n'ai pas voulu porter un regard exclusivement politique sur la révolte de Mai. Car les lunettes révolutionnaristes des maoïstes ou des trotskistes oubliaient l'aspect ludique de cette révolution où le sérieux théorique se mêlait au libertarisme ludique. C'est très évident chez Daniel Cohn-Bendit et les situationnistes, par exemple. Mai 68 a été un jeu qui se prenait très au sérieux. Ce fut pendant quelques jours une extase de l'histoire  : tout le monde se parlait dans les rues. D'un coup, les cabinets des psychanalystes et psychothérapeutes se sont vidés. Les troubles psychiques liés à la solitude, au manque de lien avaient momentanément disparu  dans la tétanisation du super-ego étatique. Dès que la reprise en main et la reprise du travail eurent lieu, les symptômes réapparurent.
En mars  1968, j'ai pu aller à Nanterre, où je remplaçais pendant une courte durée le sociologue Henri Lefebvre. Puis j'ai été un observateur sympathisant, non un acteur. J'ai vu comment les aspirations à une autre vie de la révolte étudiante ont été progressivement captées par les maoïstes et les trotskistes. Car je sentais que cette extase de l'histoire suscitait une brèche, dans une société occidentale qui se croyait assurée, comme nous l'avons écrit avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, mes compagnons de vie intellectuelle et politique depuis 1956 - Mai 68  : La Brèche,première édition Fayard, 1968 - .


Mai 68 fut aussi le début d'une " métamorphose " que vous appelez de vos vœux dans une tribune du " Monde ", bien plus tard, le 9  janvier 2010...

L'annonce d'un futur possible, comme le fut juillet  1789. Par la suite, je suis devenu de plus en plus sensible à notre crise de civilisation et, je dirais, à la crise généralisée de l'humanité à l'ère planétaire. Or toute crise est révélatrice de profondeurs inconnues si on l'interroge. De plus, toute crise est ambivalente. En même temps que des forces régressives ou désintégratrices, les forces génératrices créatrices s'éveillent souvent dans les crises.


Continuerez-vous à vivre "  au rythme du "Monde"  ", comme vous le dites dans ces chroniques réunies par les éditions L'Archipel  ?

Je l'espère  ! J'ai continué comme journaliste-socio-anthropologue intermittent auMonde tout au long de la guerre de Yougoslavie, des deux guerres d'Irak. J'ai saisi le mouvement altermondialiste naissant et j'ai poursuivi mes essais de diagnostic, aussi bien sur la France ou  l'Europe que sur la mondialisation, tout en essayant de dégager des voies possibles d'espérance. Au lecteur qui lirait mes cinquante ans d'articles parus dans Le Monde de dire si le diagnostic complexe de l'actualité est pertinent et si le miroir aux mille brisures sur un demi-siècle est éclairant.
Propos recueillis par Nicolas Truong

Conversation avec Edgar Morin, animée par Nicolas Truong. Palais Garnier, Grand Foyer, dimanche 21  septembre, de 12  heures à 12  h  50.
© Le Monde

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