mercredi 17 septembre 2014

Deux essais et un " docudrame " donnent à réfléchir aux défis qui attendent l'agriculture et l'industrie agroalimentaire mondiale

La faim sème le germe des conflits et les conflits exacerbent la faim ", déclarait, fin août, José Graziano da Silva, directeur général de la FAO, l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture. Trois ouvrages, très différents, se penchent sur la situation agricole mondiale, les coulisses de l'agrobusiness, et mettent en évidence le besoin de nouvelles régulations de ce qu'il est convenu désormais d'appeler le " système alimentaire mondial ".

Si la situation est un peu moins dramatique qu'en 2008, année qui a vu la flambée des prix des denrées alimentaires, la faim touche toujours 850 millions de personnes dans le monde. Un chiffre que Bruno Parmentier rapproche des 1,46 milliard de personnes en surpoids sur la planète – dont 557 millions d'obèses.
Pour ce spécialiste des affaires agricoles, la faim n'est pas un problème technique, ni même économique, stricto sensu. " La faim est d'abord politique, écrit-il. Elle a toujours été la conséquence de l'ignorance, de la guerre, et de l'absence d'Etat, des conflits pour s'accaparer les ressources naturelles. Et, dorénavant, elle est également un sous-produit de la mondialisation et de l'absence de contrôle public des multinationales. "
Le message essentiel de " Faim Zéro " est optimiste. Oui, il est possible d'éradiquer la faim au XXIe siècle. Ce défi, lancé par l'Organisation des Nations unies en 2012 au sommet Rio+20 sur le développement durable, est " à notre portée ". Des solutions existent ; elles passent notamment par la défense de la petite agriculture familiale, le développement de techniques de production " agroécologiques ", des soutiens ciblés… Bruno Parmentier prône notamment un modèle d'agriculture " écologiquement intensive " : à la fois plus productive, durable, économe en intrants, moins nocive pour l'environnement.
Certains pays vont aujourd'hui dans le bon sens, comme la Chine, le Vietnam, le Brésil. L'Inde stagne. Certains reculent, comme ceux de l'Afrique subsaharienne. Un des défis les plus redoutables, que souligne l'ouvrage, est la surconsommation de viande. Entre 1980 et 2012, la consommation individuelle annuelle de viande des Chinois est passée de 14 kg à 60 kg. Elle est de plus de 80 kg en France.

José Graziano da Silva a préfacé Comment en finir avec la faim en temps de crises, écrit par deux économistes de la FAO. Pour Ignacio Trueba, professeur émérite auprès de l'université polytechnique de Madrid, et Andrew MacMillan, spécialisé en agriculture tropicale, il faut changer les mentalités. " Nous affirmons qu'une des principales raisons que tant de personnes sont sous-alimentées est que la plupart des gens pensent qu'il est très difficile d'en finir avec la faim. Et, pourtant, c'est une des choses les plus simples que nous puissions faire ensemble pour rendre le monde meilleur pour ses habitants ", écrivent-ils.
Ce petit livre, facile et agréable à lire, avance un certain nombre de propositions concrètes. Quelques-unes vont à contre-courant de ce qui s'est fait jusqu'à présent : taxer la surconsommation pour réduire le gaspillage, notamment sur les produits à forte empreinte écologique ; favoriser les hausses de prix pour augmenter le revenu des agriculteurs, et donc les investissements ; développer des approches éducatives qui provoqueront des changements durables dans les modes de vie et de nutrition.
Il donne aussi des chiffres précis. Par exemple : pour 1 milliard d'habitants, il manque environ 250 kcal par jour ; ceci représente moins de 2 % de la production alimentaire mondiale. En Europe, chaque personne jette en moyenne une centaine de kilos de nourriture par an.
Pour les deux économistes, il est important de réduire la future croissance de la surconsommation alimentaire. Ils soulignent un point, que l'on oublie trop souvent : notre système agricole intensif dépend trop fortement de l'utilisation de combustibles fossiles. Il n'est pas viable, à long terme.
On connaissait le " docufiction " dans le domaine historique, le " romanquête " à la façon deQui a tué Daniel Pearl ? (Grasset, 2003) de Bernard-Henri Lévy ; voici venu le temps du " docudrame " économique. Annabel Soutar, une dramaturge canadienne, a choisi de raconter l'économie sous forme d'une pièce de théâtre. Grains relate le célèbre procès intenté par la multinationale Monsanto à un agriculteur du Saskatchewan, une province de l'Ouest canadien grande comme la France et peuplée d'un peu plus de 1 million d'habitants. En 1998, Monsanto accuse Percy Schmeiser d'avoir violé son brevet sur une semence de colza génétiquement modifié, le Roundup Ready Canola (le canola est une variété de colza). Le procès va durer six ans ; son verdict est mi-chèvre, mi-chou. Monsanto obtient gain de cause, mais Percy Schmeiser ne payera aucuns dommages-intérêts. Entre-temps, " l'homme qui s'est rebellé contre Monsanto " est devenu une icône internationale.
Le texte de la pièce, explique son auteur, se compose " du compte rendu textuel du procès ", mais aussi d'entretiens et d'extraits d'articles de journaux… Le sujet est complexe : il touche à l'éthique de la science, mais aussi à la soif de profits de multinationales dont c'est la raison d'être. Le point de vue n'est pas manichéen. La pièce n'est pas une nouvelle version de David et Goliath. Elle a été créée à Montréal, et bien accueilli par la critique. L'avenir dira si le " docudrame économique " est promis, ou non, aux plus hautes destinées.
Par Philippe Arnaud, journal Le Monde du 18 septembre 2014.

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire