mercredi 24 septembre 2014

Internet : du devoir de mémoire au " droit à l'oubli "

Le 13 mai, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a consacré le fameux " droit à l'oubli numérique ". Ce dernier, qui restait jusqu'alors virtuel, a été transformé par la justice européenne en un nouveau droit très concret octroyé aux citoyens. Juridiquement, les juges de Luxembourg ont appliqué les textes européens : par son travail d'indexation d'Internet nécessaire à son moteur de recherche, Google agrège des informations personnelles d'individus, qui sont ensuite proposées dans certains résultats de recherche. A ce titre, il est responsable de ces données et doit les supprimer si l'internaute concerné le demande et dans certaines conditions.


Le nombre de demandes de suppression de résultats de recherche reçues par Google – plus de 100 000 en quelques mois – constitue la preuve indéniable que ce nouveau droit répond à une véritable aspiration des citoyens européens. Il n'a pas fallu longtemps pour que des deux côtés de l'Atlantique, de virulentes critiques s'abattent sur la décision de la Cour. Des journalistes français ont crié à la censure, arguant que des informations d'intérêt public allaient disparaître de la mémoire collective, que des hommes politiques empêtrés dans les affaires allaient pouvoir se refaire une virginité numérique. Ce danger, au vu de la décision de la Cour, semble lointain : les juges ont expressément exclu du champ du " droit à l'oubli " les informations ayant un intérêt pour le public. Impossible donc pour un homme politique de faire oublier qu'il a omis de payer ses impôts…
D'autres critiques se sont désolées de la disparition totale de certaines pages Web, dont des articles de presse, des moteurs de recherche. Là encore, la Cour précise que les articles incriminés ne doivent disparaître que lorsque le nom de la personne requérante est recherché. Les pages Web restent accessibles dans Google lorsqu'on les recherche par un autre biais. Dans certains cas, le terme de " droit à l'oubli ", qui n'est pas utilisé directement dans la décision de justice, est trompeur. Il est plus juste de parler d'un droit au " déréférencement personnel ".
Une autre critique a été exprimée, notamment côté américain : la décision européenne mettrait à mal la sacro-sainte liberté d'expression. Cette critique, symbole du choc des valeurs entre l'Europe et les Etats-Unis dont Internet est coutumier, oublie que la Cour a pris en considération un autre droit, aussi solidement protégé en Europe, celui de la vie privée. Dans un classique exercice de conciliation, la CJUE a estimé que ce droit à la vie privée prévalait, dans certains cas, sur la liberté d'expression. Ces critiques, en se concentrant sur la décision de la Cour, passent à côté des vrais enjeux. Le premier, c'est que le juge et le législateur du XXIe siècle se trouvent devant une situation inédite : celle d'un monde à la mémoire toujours plus permanente. Il est aujourd'hui possible d'obtenir le CV complet de celui ou celle qui se tient en face de nous, en quelques secondes depuis un téléphone connecté à Internet.
Piqûre de rappel
Ce changement est majeur : les informations personnelles, hier complexes et longues à réunir, sont à portée de clavier, pour toujours. Il semble raisonnable que certaines informations périmées ne puissent pas entraver la vie présente du citoyen, et il n'est pas absurde que le législateur se tienne auprès de ceux, nombreux, qui ne peuvent pas mener une vie entièrement publique. Comme le dit le journaliste David Meyer, ce " droit à l'oubli " est une " forme de censure qui protège les faibles, pas les puissants ".
Encore faut-il distinguer les faibles des puissants. C'est sans doute là le péché de la Cour, qui a confié à Google le pouvoir exorbitant d'effectuer une délicate conciliation entre des principes fondamentaux de nos démocraties, la liberté d'expression et la protection de la vie privée, dans une totale et contrainte opacité. Le tout avec des instructions plus que vagues : les juges ordonnent en effet la suppression des informations jugées " inadéquates, non pertinentes ou excessives, non mises à jour ". Aurait-il fallu des préconisations plus précises, ou bien que la justice, voire une autorité administrative (comme la Commission nationale de l'informatique et des libertés en France), soit à la manœuvre ?
La décision de la CJUE est une piqûre de rappel. Le Parlement européen a, au printemps, amendé le texte, issu de la Commission, rénovant le droit européen en matière de protection des données personnelles. Les députés ont explicitement prévu un " droit à l'oubli " proche de celui que les juges européens ont esquissé. Il est plus que temps de se pencher sur le sujet.
Google organise une consultation, qui fait étape à Paris jeudi 25 septembre, dans laquelle des participants du monde des médias, des nouvelles technologies et des universitaires tentent de dessiner les contours et les modalités de ce nouveau droit. Cette initiative est plus que bienvenue. Mais il est dommage qu'un débat aussi crucial ne déborde pas plus largement dans la société civile. Comme le souligne l'universitaire italien Luciano Floridi, qui participe à la consultation de Google, nous sommes passés, " en l'espace d'une vie humaine, du devoir de mémoire au droit à être oublié ".
Ce changement majeur mérite en tout cas mieux que certains débats à l'emporte-pièce qui ont eu lieu jusqu'ici.

par Martin Untersinger
Article publié sur LeMonde.fr, le 25 septembre 2014.

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